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puissance défensive, on reste hanté par le passé, on essaie de retenir tout ce qu'on peut de la vieille armée, et on veut réduire l'armée nouvelle à n'être qu'une contrefaçon de l'ancienne. Ainsi de la petite partie de l'armée groupée à la caserne, on fait consciemment où inconsciemment, le tout ; de ce qui ne doit être que l'école, que le stage, on fait l'essentiel ; de ce qui n'est que l'échafaudage, on fait la charpente permanente, destinée seule à porter tout l'édifice. Ceux qui observent l'histoire et y constatent les lois du progrès humain ne sont pas surpris de cette résistance. Les idées nouvelles ne triomphent d'habitude que par une série de compromis où se prolonge très longtemps l'effet des idées anciennes. Les lois militaires qui se succèdent depuis trente ans chez nous, les institutions militaires dont ces lois sont la formule, sont le résultat de transactions successives entre la conception ancienne de l'armée de métier, séparée de la nation, longuement cloîtrée dans une vie spéciale, et la conception de la nation armée qu'imposèrent à la fois les victoires politiques de la démocratie et les défaites militaires de la vieille armée. Mais aujourd'hui, quand nous voulons dégager le dernier terme de cette évolution, nous nous heurtons à la résistance suprême des habitudes. Nous nous heurtons aussi à la résistance des amours-propres de caste, ou, si l'on veut, de corporation. Il semble à bien des chefs que leur prestige est plus éclatant de commander de vastes rassemblements d'hommes, toujours groupés dans leur main, que d'être les premiers citoyens d'une armée confondue avec la nation. Maintenant par l'importance dominante donnée à ce qu'on appelle l'armée active et qui n'est que l'armée encasernée, l'armée paraît constituer un monde à part, une sphère éclatante et sonore, ayant ses lois propres, son mouvement propre et par la concentration visible de ses énergies une sorte de flamboiement auguste. De même que les esprits façonnés par l'habitude monarchique ne reconnaissent la majesté du pouvoir que concentrée dans une famille ou dans un homme et que là souveraineté de