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jours n’était qu’une bête errante et tremblante. Ne remontez pas si haut. L’heure de bonheur et d’équilibre, c’est l’époque récente où l’homme avait échappé à la sauvagerie sans être arrivé à la civilisation, où il savait utiliser les forces de la nature sans être devenu l’esclave du luxe et de la vanité, où des familles unies jouissaient sans jalousie de la terre encore commune, où le langage récemment inventé traduisait la simplicité des joies naturelles et des affections domestiques, sans se prêter au mensonge de la rhétorique et au raffinement du sophisme. Ce fut une halte exquise, une clairière charmante et doucement lumineuse entre la sauvagerie animale et la sauvagerie civilisée.

Mais quoi ! puisque l’humanité n’a pas su s’y tenir, comment pourrait-on l’y ramener ? Comment le cœur de l’homme, tout plein des souvenirs d’une histoire trouble, pourrait-il retrouver cet enchantement d’innocence et de joie ? Non ; dans la mesure où l’homme peut être sauvé, c’est vers l’avenir qu’est le salut : il ne peut pas échapper à l’organisation sociale ; mais il peut la transformer de façon à retrouver l’équivalent de sa liberté avec plus de sécurité. Glorification du travail des mains, de l’humble et probe métier, pour que l’esprit de l’homme, sans délaisser les utiles et grandes recherches, n’ait même pas le loisir et la tentation de s’amuser à la vanité des mots, au jeu des misérables sophismes et des rivalités jalouses. Avènement de la pleine démocratie, pour que chaque citoyen, concourant à créer et a exprimer la volonté générale, retrouve par là même, sous la forme sociale, la liberté de nature qui lui a été ravie, mais qu’il n’a pu aliéner. Législation à tendance égalitaire qui n’abolira pas la propriété individuelle trop enracinée dans l’habitude des sociétés, mais qui modérera l’écart des fortunes, abattra la superbe des uns, relèvera la misère des autres et fera participer tous les citoyens aux sages progrès de l’économie politique et de la richesse générale. Enfin, pour les cœurs libérés des vanités fiévreuses et des jalousies féroces, re-