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serait brisée au premier obstacle et refusée au premier sacrifice. De ce sépulcre blanchi qui ne serait qu’une boutique, quelle vie nouvelle aurait pu sortir ?

Dans la situation très complexe, à la fois très forte et très menacée, qu’ont créée à la bourgeoisie la philosophie du XVIIIe siècle et la Révolution française, élargie peu à peu en révolution européenne, le capitalisme a gardé la foi en lui-même et l’esprit d’audace. Le problème posé à la classe bourgeoise était redoutable. D’une part, toutes les puissances du passé qui lui faisaient obstacle : féodalité, privilège aristocratique, absolutisme monarchique, richesse terrienne et domination intellectuelle de l’Église, corporatisme étroit et tatillon, toutes ces forces surannées, mais pesantes, étaient désorganisées par le libre esprit critique, ébranlées par la poussée d’intérêts nouveaux, secouées par la révolte des peuples. Les institutions n’étaient pas détruites, car les révolutions même ne détruisent pas pleinement ; quelque chose du passé survit toujours, et les révolutionnaires victorieux sont longtemps menacés d’un réveil des forces anciennes ; mais enfin toutes les puissances qui s’opposaient à la pleine expansion de la force bourgeoise étaient désagrégées et affaiblies ; une large voie était ouverte à la bourgeoisie vers les sommets. Elle pouvait conquérir et exercer sous des modes très variés le pouvoir politique. Elle pouvait sur un large terrain, débarrassé de toutes les haies et de toutes les fondrières d’autrefois, développer hardiment sa puissance économique, sa force de production.

Oui, mais la victoire même de la classe bourgeoise la débordait et la dépassait. Les idées et les événements communiquaient à la société moderne une impulsion qui allait bien au delà des intérêts purement bourgeois. Même dans sa parole purement critique et dissolvante, la philosophie ne travaillait pas pour la bourgeoisie seule.

L’esprit très mobile et très ardent de Voltaire, tantôt s’éprenait d’une belle idée de civilisation générale où tous les hommes auraient plus de politesse et de liberté, tantôt