Page:Jaurès - L'Armée nouvelle, 1915.djvu/33

Cette page n’a pas encore été corrigée

la mort, tenter avec les faibles restes d'une colonne trouée de projectiles, un corps à corps furieux pour enlever, une position ou un retranchement, que deviendra, je vous prie, l'automatisme de la manœuvre de garnison ? Il se peut qu'il y ait, en effet, en ce moment, dans les êtres humains ainsi entraînés au delà des limites de la nature humaine une sorte d'automatisme. Il se peut que si le libre jeu de leurs facultés conscientes subsistait encore pleinement, la marche délibérée à la mort presque certaine fût impossible ; et c'est bien dans l'être humain un moment aliéné de lui-même, un être nouveau qui surgit, une personne nouvelle, blême d'épouvante et d'audace, presque aussi étrangère à soi qu'à l'individu dépossédé auquel soudainement elle se substitue. Des réflexes de métier ne suffiraient pas à accomplir le prodige.

Dans ce somnambulisme sublime et furieux de la colonne décimée â chaque pas et marchant irrésistiblement, si quelque chose de l'être ancien agit encore sur l'être nouveau, ce n'est pas le souvenir mécanique des gestes d'hier on d'avant-hier. Non. Si quelque chose du passé soutient et anime l'homme ainsi aliéné, c'est le magnifique exemple du courage donné par les officiers qu'il reconnaît encore dans cette sorte de nuit traversée d'éclairs, et auxquels la grandeur surhumaine de leur rôle d'entraînement permet d'accomplir avec conscience des actes qui ne semblent possibles qu'à l'héroïsme presque inconscient. Ou encore l'étrange automate sera porté et soutenu dans cette crise de la vie par les réserves mystérieuses de volonté et de courage que se prépare une âme d'homme quand, à l'approche de l'épreuve, mais encore maîtresse d'elle-même, elle a échangé avec d'autres âmes le serment de mourir pour une idée. Que devient, encore une fois, dans cet automatisme nouveau et inexprimable de la colonne d'hommes qui monte à l'assaut, le dressage mécanique de la caserne ? Et s'il est impossible ou presque impossible, sous les feux écrasants dont disposent aujourd'hui infanterie et artillerie ; de tenter â découvert cet assaut rectiligne