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attendu avec une vive impatience par tous les groupes. Que serait ce message ? Serait-il le reflet de l’état d’esprit de M. Thiers, fort irrité de l’attitude des droites lors de la lecture de son message de remerciements, au lendemain du vole de la loi Rivet ? Serait-il le reflet de son esprit autoritaire peu enclin à supporter les contradictions, la guerre sournoise de chaque jour, énervé par la succession ininterrompue d’intrigues nouées autour de lui ? Certains attendaient un document, sinon hautain, du moins assez précis et assez ferme, maintenant que sa situation, par un acte quasi-constitutionnel, était assise jusqu’à cette échéance incertaine mais sans doute assez reculée : la séparation volontaire et définitive de l’Assemblée.

Il n’en fut rien ; dans les rangs républicains où l’on s’était décidé à soutenir M. Thiers, ce fut une déception profonde ; la droite, sans oublier, sans pardonner, en triompha ; l’impression dans le pays fut déplorable. C’était une capitulation tout à fait inattendue, incompréhensible pour ceux qui s’obstinaient à ne pas comprendre qu’il est difficile, même à l’homme d’État le plus madré, le plus subtil, de dépouiller le « vieil homme » ; or, M. Thiers était l’homme d’un autre temps et d’un autre régime ; très conservateur, malgré son apparent libéralisme, malgré un discours fameux de jadis, dans lequel il avait solennellement déclaré qu’il « restait du parti de la Révolution, tant en France qu’en Europe ».

Dans ce message le chef du pouvoir exécutif, après avoir traité diverses questions d’ordre intérieur et extérieur, après s’être, en termes fort vifs, prononcé contre le service militaire obligatoire, — il n’avait rien compris à l’organisation militaire de l’Allemagne, — il donnait son avis sur le problème politique, faisant visiblement sa cour aux droites qui ne devaient, du reste, lui tenir aucun compte de ce qu’à l’époque on qualifia justement d’« abdication ». Voici en quels termes il s’exprimait, cet homme si retors, si « manœuvrier », qui trouva moyen de mécontenter les républicains sans satisfaire les conservateurs les plus accommodants :

« Vous êtes le souverain, nous ne sommes, nous, que des administrateurs délégués pour opérer ce que j’ai appelé la réorganisation du pays. Eh bien, votre politique actuelle, qui a pour objet la constitution d’un gouvernement définitif, c’est vous surtout qu’elle regarde et nous empiéterions sur vos droits si nous prenions à cet égard une initiative précipitée. Quant à moi, je n’ai accepté qu’une tâche, c’est de réorganiser le pays brisé par sa chute, en refaisant au dehors ses relations, au dedans son administration, ses finances, son armée, en me tenant toujours prêt à vous remettre intact dans la forme, loyalement et scrupuleusement conservé, le dépôt que vous m’avez confié. Le voilà, en effet, tel que vous me l’avez remis, en partie réorganisé, et surtout conformément au mandat passé entre nous. Je vous le remets, qu’en ferez-vous ? Vous êtes le souverain et je ne le suis pas, ou le mot de droit n’est qu’un vain mot car vous êtes les élus, librement élus du pays !