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qui ne s’attendait guère à être transformée en tribunal et qui gardait encore trace de sa destination primitive, ne fut-ce que le sable jaune et fin dans lequel s’enfonçaient les talons du public. Le jour, un jour cru, pénétrait par les larges verrières des côtés, comme dans la salle du Jeu de paume, et éclairait en pleine lumière ce vaste tribunal. Les uniformes des membres du Conseil de guerre se détachaient sur les tentures vertes du fond de la salle, tentures sur lesquelles on avait appendu une figure de Jésus crucifié. Les gardes de planton formaient, devant le tribunal, une sorte de double haie immobile, au milieu de laquelle passaient les témoins. De loin, les plastrons rouges des tuniques, les collets d’habits, les turbans, les képis et les rouges aiguillettes des gendarmes produisaient sur le fond vert du tribunal, l’éclat de fleurs rouges dans un champ d’herbe ou de blé vert.

« Les accusés, assis entre des gendarmes sur des gradins placés à la gauche du tribunal, faisaient face aux journalistes qui, à droite, prenaient des notes, écoutaient, étudiaient et dont les regards navrés ou satisfaits rencontraient parfois ceux d’un ancien confrère. Les défenseurs en robe noire, immédiatement placés au-dessous des bancs de leurs clients, suivaient les débats, écrivant, interrompant et lorgnant l’auditoire. Nulle figure connue dans le groupe, sauf le visage pale et les gros yeux ronds de M. Lachaud, le défenseur du Courbet. Les autres, des jeunes gens pour la plupart, se groupaient autour d’un homme jeune, bouillant, M. Léon Bigot, un ancien ami de Jules Favre, et d’un vieillard en lunettes, les cheveux blancs et le menton rasé, qui était M. Dupont de Bussac.

« Les juges étaient des soldats. Le colonel Merlin, déjà vieux, le crâne chauve, ayant à ses côtés un lieutenant-colonel aux larges épaules, interrogeait, d’un ton lent, d’une voix apaisée, les accusés et les témoins. À la droite du tribunal, le Commissaire de la République, le commandant Gaveau, prenait des notes. C’était un homme énergique, assez violent, mâle et résolu. »

Quant aux accusés, M. Claretie, et il ne fut pas le seul parmi les écrivains de cette époque, note la stupéfaction qui se manifesta à leur apparition. On leur trouva des physionomies étranges, les traits tirés. N’aurait-il pas fallu qu’ils comparaissent pimpants, frais, roses, l’œil clair, ces hommes qui, après une période terrible, l’effroyable tuerie de la fin de Mai, sous le coup des responsabilités, toujours sous la douleur de la défaite, du souvenir des camarades de luttes disparus ; après une captivité très dure, parmi les injures, les vexations, les tortures, les préoccupations de famille, les douloureuses séparations, se voyaient soudain livrés à leurs adversaires, à leurs ennemis les plus déterminés. Et cependant, l’écrivain disait : « Les têtes étaient livides, mais les lèvres souriaient. Le rictus de l’ironie s’alliait, chez la plupart, à la pâleur de la fatigue. »…… On eût été fatigué pour moins !

Cette première « fournée » devait comprendre dix-huit accusés, moins Lisbonne, qui avait combattu, jusqu’au dernier moment avec une insouciance,