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HISTOIRE SOCIALISTE

peut se défendre contre les forces subsistantes du passé sans faire appel aux forces de l’avenir. Deux fois la démocratie napoléonienne a été engloutie dans le désastre, et maintenant, sous la forme républicaine, c’est bien le peuple qui gouverne par le suffrage universel. Il dépend de lui de conquérir le pouvoir. Ou plutôt il l’a déjà conquis, puisqu’aucune force ne peut faire échec à sa volonté légalement exprimée. Mais il ne sait pas encore en faire usage. Il ne sait pas l’employer vigoureusement à sa pleine émancipation économique. Les millions de travailleurs, ouvriers ou paysans, ne sont plus théoriquement des citoyens passifs. Il le sont restés trop souvent encore par la résignation aux vieilles servitudes, par l’indifférence à l’idée nouvelle qui les affranchira. Mais c’est déjà chose immense qu’il suffise d’un progrès d’éducation du prolétariat pour que sa souveraineté formelle devienne une souveraineté substantielle.

Aussi bien, dans l’ordre de l’enseignement aussi, le progrès est grand depuis un siècle. Tous les enfants de la nation sont appelés à l’école : le grand idéal de Condorcet est réalisé ou en voie de réalisation. Et ce n’est plus l’Église, complice des tyrannies sociales, qui domine l’éducation et façonne le peuple. Elle a été réduite à n’être plus qu’une association privée ; et c’est la science, c’est la raison qui animent l’enseignement public. C’est la grande lumière de l’Encyclopédie, mais plus large et plus ardente, qui emplit l’horizon, la pensée socialiste, héritière des audaces extrêmes du XVIIIe siècle, commence à pénétrer les instituteurs de la nation.

De même, au point de vue social et dans cette portion même de la démocratie française qui n’a pas encore adhéré au socialisme explicite, c’est une conception bourgeoise, encore mais déjà sociale, de la propriété qui a prévalu. Elle n’est pas, comme pour les Constituantes, la condition de la souveraineté politique : l’homme le plus pauvre, le plus dénué, est politiquement l’égal du plus riche. Elle n’est pas non plus un absolu intangible. En demandant au Capital, par un impôt progressif sur les successions, une part croissante des ressources publiques, en proclamant que l’État a le droit et le devoir d’imposer aux possédants des contributions pour assurer les non possédants contre les risques naturels et sociaux, le radicalisme français, subordonne théoriquement le droit de propriété au droit supérieur de la nation : il reprend à son compte le mot de Robespierre définissant la propriété : la portion de ses biens garantie au citoyen par la loi. Et il se peut que le radicalisme, après avoir accepté cette formule, hésite à l’appliquer hardiment et pleinement. Il se peut qu’il redoute que cette formule, maniée par un prolétariat vigoureux et fort, et appliquée à une société où la puissance économique est concentrée à nouveau dans une oligarchie, ne conduise par degrés à la socialisation générale de la société capitaliste. Cette défaillance du radicalisme gouvernemental, si elle se produit, n’empêchera point l’effet de l’idée qui s’est développée dans la démocratie française.

C’est le socialisme lui-même qui se substituera alors au radicalisme dans la

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