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HISTOIRE SOCIALISTE

ouvrière, de tenir à jour la statistique vraie, réelle, vivante, de l’existence prolétarienne et de provoquer des recherches qui, des faits présents, sérieusement analysés et constatés, remonteront au passé et permettront ensuite, par un mouvement inverse, de redescendre le cours de l’évolution. Alors, vraiment, l’histoire sera bien la conscience des grands groupements humains. Elle ne sera plus une sorte de clarté partielle et partiale concentrée sur quelques personnages privilégiés ; c’est toute l’immense multitude des hommes qui entrera enfin dans la lumière : et le vrai dieu de l’histoire, le travail, sombre forgeron qui a forgé dans sa caverne obscure les destinées humaines, pareil à un Vulcain bafoué et enseveli qui forgeait les armes des dieux d’en haut, montera au jour et manifestera sa force créatrice dans le rayonnement de la science et la gloire de l’esprit. Notre œuvre ne sera pas vaine si elle peut, par un commencement de lumière, donner le goût et le besoin d’une plus vaste clarté.

Il serait contradictoire, après l’aveu que j’ai fait, de prétendre déduire de cette première enquête d’histoire socialiste que nous soumettons au prolétariat, des conclusions trop formelles et trop impérieuses. On peut dire pourtant que c’est une grande leçon d’action et d’espérance qui se dégage pour la classe ouvrière des faits que nous venons d’exposer. Oui, d’espérance.

Certes, le prolétariat est bien loin du but qu’il se propose. L’injustice essentielle n’est point abolie. Le monopole de fait de la propriété subsiste, et la domination économique de la classe capitaliste a pour effet d’abaisser et d’exploiter l’immense multitude des hommes qui ne possèdent que leur force de travail. La Bruyère disait : Devant certaines misères on éprouve de la honte à être heureux. Devant les iniquités, les souffrances qui tourmentent la société d’aujourd’hui et accablent la classe ouvrière, il y aurait une sorte d’impudence à étaler, dans le jugement d’ensemble porté sur l’évolution française depuis la Révolution, une sorte d’optimisme béat et satisfait. Mais il y a un optimisme vaillant et âpre qui ne se dissimule rien de l’effort qui reste à accomplir, mais qui trouve dans les premiers résultats péniblement et douloureusement conquis des nouvelles raisons d’agir, de combattre, de porter plus haut et plus loin la bataille.

En fait, la Révolution française a abouti. Ce qu’il y avait en elle de plus hardi et de plus généreux a triomphé. Deux traits caractérisent le mouvement politique et social de la France depuis 1789 jusqu’au commencement du XXe siècle. C’est d’abord l’avènement de la pleine démocratie politique. Tous les compromis monarchiques ont été balayés ; toutes les combinaisons de monarchie traditionnelle et de souveraineté populaire ont été écartées ; toutes les contrefaçons césariennes ont été rejetées. La Constitution mixte de 1791 a sombré dans l’imbécilité et dans la trahison royales. La monarchie restaurée de 1815 s’est perdue par son étroitesse d’esprit. La monarchie censitaire de 1830 a révélé l’incapacité de la bourgeoisie française à gouverner seule, parce qu’elle ne