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adressée par un membre de la droite, M. d’Aulan, sur les promotions récemment faites dans la Légion d’honneur. M. d’Aulan visait le ministre du commerce au sujet de deux décorations dont l’une accordée à un grand couturier, M. Paquin, qui ne remplissait pas les conditions requises au point de vue industriel et commercial et qui avait, en outre, été frappé de nombreuses contraventions pour violation flagrante des lois du travail. Les explications du ministre firent peu d’impression sur la Chambre et il lui fallut se contenter du vote de l’ordre du jour pur et simple. Les socialistes, qui d’ordinaire, soutenaient le nouveau gouvernement s’abstinrent et le député socialiste de l’Isère, Zévaès, pour affirmer la protestation des irréductibles du parti, déposa une proposition réservant « aux actes de bravoure et de dévouement accomplis en présence de l’ennemi » la décoration de la Légion d’honneur. En janvier 1895, lors de la discussion du budget de la Légion d’honneur, Jaurès, Millerand et Guesde avaient déposé un amendement de tous points identique. L’urgence, à laquelle ne s’opposa pas le gouvernement, fut adoptée et la proposition renvoyée à une Commission spéciale… elle n’en est jamais revenue !

Des incidents graves et douloureux s’étaient produits à la Martinique dans le courant du mois de février, au cours d’une grève d’ouvriers agricoles réclamant contre un abaissement notable des salaires. Un drame poignant s’était déroulé à l’usine du François où un lieutenant, envoyé avec un détachement de vingt-cinq hommes, avait fait exécuter des feux de salve sur les grévistes dont plusieurs avaient été tués ou blessés. Ce tragique événement avait provoqué une vive émotion et une interpellation avait été adressée au ministre des Colonies. Après MM. Duquesnay et Gerville-Réache, députés des Antilles, Fournière, député socialiste, prit la parole pour donner à la grève son véritable caractère économique. Il traça un tableau éloquent de l’exploitation à laquelle étaient soumis les travailleurs de la Martinique, particulièrement les travailleurs noirs, en grande majorité. L’appel à la troupe, pour appuyer la résistance patronale plus que pour assurer l’ordre qui n’était pas menacé, avait été la cause première du drame et la responsabilité lourde en remontait directement au Gouvernement. Après le ministre des Colonies qui tenta, mais en vain, de défendre le gouverneur de cette colonie, Zévaès au nom des socialistes qui n’avaient pu se résigner à soutenir le Cabinet, reprit l’accusation de Fournière contre le Gouvernement ; le lieutenant qui commandait le détachement, de son côté, avait manqué de sang-froid. Comment une instruction judiciaire n’était-elle pas ouverte. Dans un langage véhément, il demanda à la Chambre ce qu’elle entendait faire en présence d’événements aussi graves et, avant de déposer un ordre du jour de flétrissure contre « gouvernants et patrons, officiers et soldats », il prononça les paroles suivantes : « C’est déjà sous un gouvernement de défense républicaine que l’on a fusillé les femmes et les enfants à Fourmies. Sous la République bourgeoise, comme sous l’Empire à la Ricamarie, les travailleurs sont toujours exposés à essuyer les balles des soldats.