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On peut dire qu’à cette époque les esprits étaient si profondément déçus et troublés que les mesures prises pour réagir contre le mouvement césarien qui se dessinait ne contribuèrent qu’a le développer, surtout parce que ceux qui les édictaient étaient attachés à une politique antidémocratique, hostiles aux réformes réclamées par le pays. D’autre part, le développement des Sociétés patriotiques avait détourné la jeunesse de toutes les questions à l’ordre du jour pour la localiser sur le terrain d’un chauvinisme étroit, exclusif, provocateur. On allait voir s’opérer autour du général Boulanger la concentration des éléments les plus disparates : les patriotes et les démagogues en marge du Parti socialiste, les politiciens impatients de jouer un rôle et, plus tard, bientôt, toutes les forces vives de la réaction, du cléricalisme qui comptaient tirer le parti le plus avantageux de la tourmente qui se préparait.

Le Cabinet qui succéda au ministère Goblet était présidé par M. Rouvier ; le choix était détestable, maladroit, car M. Rouvier était très impopulaire. Le général Boulanger fut remplacé au ministère de la guerre par le général Ferron, soldat très simple, modeste, mais qui ne manquait pas d’énergie, et l’ancien ministre fut nommé au commandement du 13e corps d’armée à Clermont-Ferrand. On avait espéré que, repris par les occupations de sa charge et par les obligations rigoureuses de la discipline militaire, il allait se dégager de son entourage, s’effacer. C’était méconnaître et la situation et l’homme. Son départ pour Clermont-Ferrand fut l’occasion d’une manifestation formidable qui se déroula jusqu’à la gare de Lyon, véritable crise de délire qui faisait redouter les pires complications. Dès lors, ce que l’on a appelé le mouvement boulangiste avait pris corps ; il allait se prolonger jusqu’aux élections de 1889, qui marquèrent la débâcle de cette faction ou, pour mieux dire, de cette cohue césarienne et démagogique.

Comme un malheur n’arrive jamais seul, au moment où la France, troublée, incertaine, avait le plus besoin de tranquillité pour se recueillir et de confiance pour conserver son sang-froid, voici qu’éclataient les scandales Wilson-Caffarel-Limouzin, dont toute la presse publiait quotidiennement les détails. Il ne s’agissait de rien moins que d’une véritable entreprise de négociations pour le trafic des décorations. Les perquisitions ordonnées sous la pression irrésistible de la presse et de l’opinion, avaient amené la découverte de pièces édifiantes ; elles établissaient la complicité active du gendre du Président de la République qui avait transformé une partie de l’Élysée en une officine de louches opérations de toute nature. Le scandale plongeait dans le plus profond désarroi le monde parlementaire et tous ceux qui calculaient que le général Boulanger pouvait devenir, sous leur direction habile, un instrument puissant d’opposition, s’empressèrent à exploiter le scandale. On conviendra que, dans un pays où la politique a, du reste, été bien plus un moyen d’agitation qu’un sujet d’études, qu’un procédé d’éducation des masses populaires, toujours très impressionnables, l’occasion était merveilleuse.