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pour laisser aux groupes parlementaires le temps de voir clair dans une situation fort troublée, fort incertaine. Cette situation devait, pour quelque temps encore, devenir plus incertaine, car, dans la nuit du 31 décembre 1882, Gambetta mourait à Ville-d’Avray. Le rôle qu’il avait joué était considérable ; on s’en aperçut surtout au lendemain de sa mort, car les partis conservateurs reprirent courage et entreprirent des manifestations qui émurent le pays tout entier, particulièrement le monde parlementaire désemparé. Manifeste et arrestation du prince Napoléon, expulsion des princes prétendants, agitations légitimistes dans le Midi, propagande anarchiste très intense, marquée par l’explosion de la place Bellecour à Lyon ; grèves graves à Montceau-les-Mines avec intervention de la troupe ; menées très actives de l’élément dit patriote, il n’en fallait pas davantage pour provoquer une profonde et inquiétante perturbation. La République semblait avoir usé, en fort peu de temps, ses hommes les plus en vue, les plus réputés et elle traversait une crise sérieuse, d’autant plus que chaque année le budget des dépenses grossissait et que les charges des contribuables devenaient de plus en plus lourdes ; elles étaient fort inéquitablement réparties. De cette situation le travail parlementaire se ressentait vivement ; il était lent et sans orientation. Le 21 février 1883, M. Jules Ferry en était chargé de constituer un nouveau Cabinet : il apparaissait comme le seul capable de tenir solidement la barre, d’appliquer un programme déterminé et d’affronter l’opinion publique, alors même qu’elle se déchaînerait contre lui ; il était déjà peu populaire. Le Parlement qui voyait l’Extrême-Gauche s’augmenter numériquement à chaque élection ; le Parti socialiste grossir le nombre de ses adhérents et prendre une part très active aux luttes électorales, groupant d’appréciables minorités, gagnant des sièges dans les municipalités, à Paris, par exemple, ressentait le besoin d’un « gouvernement fort », capable de pratiquer une politique de « réaction républicaine ». La désignation de M. Jules Ferry était indiquée. On ne pouvait oublier que c’était lui qui, le 31 octobre 1870, alors que l’Hôtel de Ville était tombé aux mains des révolutionnaires, parmi l’effarement de tous ses collègues, avait été le seul à conserver son sang-froid, à grouper, à conduire les forces militaires dont l’intervention inattendue avait délivré le gouvernement de la Défense nationale.

M. Jules Ferry, qui s’était manifesté antigambettiste en maintes circonstances, s’entoura d’amis dévoués de Gambetta, entre autres de MM. Challemel-Lacour, Waldeck-Rousseau, dont le rôle devait devenir si considérable par la suite. La tâche était malaisée : il fallait créer de toutes pièces une majorité, c’est-à-dire rassembler des éléments épars et divisés. Si la situation intérieure était on ne peut plus compliquée, il y avait à faire face aux inquiétudes, aux événements provoqués par l’expédition du Tonkin et les difficultés de tout ordre surgissaient chaque jour, motivant de grandes dépenses et des envois de troupes. Le mouvement de l’opinion était en général hostile à cette politique d’invasion qui se marquait en Afrique et en Indo-Chine, les uns estimant que