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par M. Gambetta, que l’on pousse au pouvoir pour l’en précipiter et ruiner son prestige, lasse tout le monde : l’Extrême-Gauche a violemment rompu avec lui et, par la voie de la presse, des réunions privées ou publiques, lui fait une guerre sans merci, souvent justifiée, parfois injuste. M. Jules Ferry, qui est devenu une personnalité, a depuis quelques années déjà secoué le joug. C’est un tempérament d’homme d’État résolu à suivre la ligne de conduite qu’il s’est tracée, sans se préoccuper des impressions de l’opinion publique ; il en affiche le plus profond dédain : on dirait qu’il s’acharne à déchaîner contre lui l’impopularité ; qu’il savoure la tourmente passionnée, haineuse qui l’enveloppe. C’est évidemment un des rares hommes d’État que la bourgeoisie ait produit sous la troisième République ; elle n’a pas su le comprendre. Aux côtés de M. Jules Ferry un autre homme politique jouait un rôle considérable, M. de Freycinet, dont l’action était considérable, l’autorité très grande dans toutes les matières sur lesquelles s’exerçait son activité méthodique. Lui aussi avait abandonné Gambetta dont il avait été le lieutenant le plus actif, le plus intelligent collaborateur, durant la guerre franco-allemande. Contre son ancien chef, il menait une campagne oblique, sournoise, mais féconde en résultats. Son rôle eut été plus considérable encore si à sa souplesse, à son habileté, à ses réelles capacités, à son éloquence substantielle, claire, démonstrative, il eut joint un caractère ferme.

En réalité, le Parti républicain était fort fractionné et c’était dans son sein un renouvellement incessant d’intrigues, de luttes pour la conquête des porte-feuilles ministériels.

En dehors du Parlement, la propagande socialiste se poursuivait avec ardeur ; cependant son aspect se modifiait profondément ; de même que dans le Parti républicain, des divisions se produisaient, préjudiciables certainement aux progrès de l’Idée. La doctrine anarchiste avait lentement pénétré en France et parmi les tempéraments révolutionnaires épris de liberté et impatients de l’action, elle avait recruté des adhérents dont l’activité était grande et donnait des résultats, comme elle en avait donné déjà en Italie, en Espagne, en Suisse, depuis la scission qui s’était produite dans l’Internationale au Congrès de La Haye. C’était la lutte engagée entre anarchistes et socialistes réformistes ou révolutionnaires, tous admettant du reste le collectivisme ou le communisme comme doctrine fondamentale.

Tandis que les socialistes, tout en affirmant leur attachement à l’idée de liberté, entraient résolument dans la voie de l’action politique pour la conquête par le prolétariat des pouvoirs publics, les anarchistes prêchaient l’abstention, l’organisation en vue de la destruction de la société bourgeoise dans son organe essentiel l’État. Il y avait dans cette propagande de quoi séduire certains tempéraments ardents, certains cerveaux auxquels le socialisme ainsi conçu apparaissait comme une doctrine peu compliquée et ne comportant pas d’études approfondies. Elle devait produire de funestes effets.