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message et décret de prorogation étaient bien pour agiter profondément l’opinion. Certainement il fallait voir là une menace de coup d’État. On pouvait s’attendre à tout d’un soldat aveugle, étourdi par les dangers qu’évoquaient devant son esprit peu ouvert les familiers de son entourage et les habiles de la réaction ; il fallait s’attendre à tout d’un ministère qui comptait dans ses rangs un bonapartiste sans scrupules tel que M. de Fourtou. Malgré tout, cette émotion se calma pour faire place à un calme fait de vigilance et de résolution. L’union étroite des républicains naguère si divisés, l’attitude nette des Gauches de la Chambre et du Sénat représentaient une force appréciable. L’opinion ne se laissa pas désemparer, même quand le 23 juin, après une discussion mémorable à la suite de laquelle un ordre, du jour de défiance fut voté par 363 députés républicains, à la Chambre, et que, par 149 voix contre 130, le Sénat se fut prononcé pour la dissolution. Le 25 juin le décret de dissolution était signé et communiqué à la Chambre où le président Grévy se borna à prononcer de brèves mais significatives paroles de protestation, accueillies par les applaudissements unanimes des représentants républicains : « Le pays devant lequel la Chambre va retourner lui dira bientôt que, dans sa trop courte carrière, elle n’a pas cessé un seul jour de bien mériter de la France et de la République. »

Le même jour, dans la presse républicaine, paraissait un manifeste des trois groupes de gauche du Sénat. Il élevait une énergique protestation contre la politique de réaction et d’arbitraire du Cabinet de Broglie et il invitait instamment le suffrage universel à se grouper pour répondre, comme il convenait, à ce défi, en réélisant les 363 députés républicains qui avaient voté l’ordre du jour de défiance.

En somme, quoique d’apparence très troublée, la situation était nette ; la France était divisée en deux camps bien tranchés, bien délimités : d’un côté toutes les forces vives de la réaction ayant pour elles le chef de l’État, le pouvoir exécutif, l’administration, la magistrature et, disait-on, l’armée ! De l’autre, la grande majorité du suffrage universel et de ses représentants directs, une forte minorité du Sénat, puisque la dissolution n’avait été votée qu’à 19 voix de majorité. Dans de telles conditions, la lutte devait être active, brûlante, durant la période électorale qui allait bientôt s’ouvrir, quoique reculée jusqu’à l’extrême limite légale. Tout ce que peut imaginer un gouvernement qui se lance dans une aventure dangereuse, en « risque tout », décidé à vaincre, fut imaginé et mis en pratique. Fonctionnaires républicains les plus modérés ou seulement suspects de scrupules révoqués ou déplacés ; conseils municipaux dissous et remplacés par des commissions ; procès de presse et de réunion, manœuvres policières, perquisitions chez les citoyens les plus paisibles, tout fut employé pour exercer une formidable pression sur le corps électoral. Jamais, même aux plus mauvais jours, l’ordre moral n’avait tant osé. Mais le pays ne se laissa intimider ni par les menaces, ni par les voies de fait accumulées avec un cynisme déconcertant. Il tint bravement tête à l’orage ;