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tude toute pacifique vis-à-vis de l’étranger ; le souvenir aussi de ses résistances victorieuses aux ennemis de l’ordre et de la propriété. Ne pouvait-elle pas évoquer les terribles répressions de Lyon, de Paris ?

Le comte de Paris, ses partisans nombreux l’affirmaient, était prêt à tous les sacrifices pour assurer la paix sociale, travailler au relèvement du pays. Le programme avait de quoi séduire la bourgeoisie française, tour à tour voltairienne ou dévote, suivant les besoins, préoccupée surtout de conserver un rôle gouvernant, afin de plus sûrement soigner ses intérêts de classe, sa situation économique.

Malgré l’éclatante flétrissure infligée, à Bordeaux, par la quasi-unanimité de l’Assemblée, la faction bonapartiste n’avait pas perdu tout espoir et elle conspirait, comptant sur les maladresses, les fautes des voisins conservateurs ; escomptant le concours intéressé de la nuée de fonctionnaires, de prétoriens, de satisfaits qu’avait favorisés, entretenus, le régime déchu. Puis, seul peut-être de tous les partis réacteurs, il était capable de toutes les audaces.

Au centre de l’Assemblée flottait une masse inconsistante, fort troublée, indécise, oscillant de droite à gauche, cherchant à se fixer, mais n’osant pas ; versatile par calcul ou par timidité ; un coup décisif, un acte de volonté, un mouvement accusé de l’opinion publique étaient seuls capables de déterminer son orientation définitive ; il y fallut du temps.

Quant à la gauche, minorité, elle était acquise à l’idée républicaine, mais à l’idée républicaine conservatrice ; elle venait de donner avec ensemble contre le mouvement révolutionnaire, et si, vers la Montagne, elle accentuait son programme d’articles démocratiques, de réformes d’apparence ouvrières et sociales, elle répudiait hautement et en toutes circonstances toute solidarité avec ceux qu’on est convenu de qualifier « d’ennemis de l’ordre et de la propriété. »

Tels étaient les différents partis qui luttaient pour doter le pays d’institutions politiques, réparer les désastres de la guerre étrangère, panser, parfois en les avivant, les plaies de la guerre civile et préparer l’avenir.

Un homme dominait cette situation, quand la situation ne le dominait pas : M. Thiers, politique de race, d’une rare souplesse, rompu à toutes les subtilités politiciennes ; ayant traversé les intrigues les plus variées, quelquefois les plus douteuses ; accoutumé à la pratique du pouvoir, stratégiste et tacticien parlementaire éprouvé, conservateur et défenseur de l’ordre, il l’avait démontré sous Louis-Philippe, il venait de le démontrer… jusqu’à l’hécatombe de milliers d’êtres humains. Doué d’une volonté inflexible, autoritaire, intelligent, orateur clair, connaissant les diverses questions qui peuvent se poser devant une assemblée — elles sont toujours les mêmes, du reste, sous divers aspects — son rôle d’arbitre entre les partis s’était accusé davantage au cours de la lutte contre Paris. À tous les partis, réacteurs et modérés, il avait donné des gages précieux : après l’avoir porté aux cimes du pouvoir, ils devaient l’en précipiter.