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manœuvres pour reconquérir le terrain perdu parmi les masses populaires, la majorité du parti républicain va nettement se rapprocher du Centre gauche, abandonner les principaux articles du programme classique, sous couleur de ne pas trop heurter de front les timidités de cette France qui, naguère plébiscitaire jusqu’à l’aberration, semble n’avoir été frappée que par les désastres de la guerre et ses funestes conséquences. Il y avait là, à côté d’une certaine part de vérité, une grosse part d’erreur. En effet, à chaque fois que l’occasion s’en présentait, le suffrage universel se prononçait avec énergie pour la République ; les progrès des radicaux, qui préoccupaient les modérés, constituaient les preuves manifestes des progrès de l’opinion et, même, à les bien analyser dans la plupart des départements où venaient d’être élus des bonapartistes, leurs succès étaient dus à l’habileté avec laquelle les agents césariens avaient su exploiter les impatiences démocratiques.

D’autre part, à la gauche de cette majorité du parti républicain qui s’orientait à droite, se formait lentement une extrême-gauche variée, d’aspect intransigeant, radicale au point de vue politique, ne repoussant même pas, à l’occasion, l’étiquette socialiste, mais prête à combattre ouvertement ou obliquement l’idée socialiste proprement dite qui commençait à reparaître et à faire des prosélytes parmi la classe ouvrière, à recruter quelques adhérents jusque parmi les fils de la bourgeoisie ; ils étaient peu nombreux, il faut se hâter de le dire ; ils étaient même fort rares et n’étaient pas sans éveiller de grandes méfiances. La classe ouvrière, celle de l’industrie, commençait de sortir de sa torpeur, de reparaître dans ses syndicats, mais elle se bornait, et on s’attachait à l’y maintenir, à étudier des questions d’ordre purement professionnel et de mutualité. Elle semblait vouloir se tenir à l’écart de la politique, se bornant à affirmer ses sentiments républicains. M. Barberet, dans les colonnes du Rappel, la tenait dans cette voie avec ténacité et une certaine habileté. Toutefois, elle était travaillée sourdement par ses aspirations, ses besoins impérieux, d’autant qu’à la période de travail intense qui avait suivi la conclusion de la paix, allaient succéder des crises économiques partielles, des crises financières dont la répercussion allait l’atteindre, l’amener à réfléchir.

Or, tandis que les circonstances allaient créer en elle un état d’âme fait d’inquiétudes, de préoccupations positives, d’aspirations vives, mais indéfinies, le socialisme allait reparaître, mais sous un aspect nouveau. Débarrassé du sentimentalisme vague, troublant, qui l’avait jadis si répandu, le condamnant à l’impuissance et aux déceptions dans notre pays généreux, par dessus tout « fraternitaire », il allait apparaître, méthodique, posant le problème social avec une grande clarté, le dégageant des faits économiques eux-mêmes. C’était une véritable doctrine scientifique mise à la portée de tous, applicable en vertu même de l’évolution des phénomènes parmi lesquels vit l’humanité et, comme application, proclamant la nécessité de l’action par les intéressés eux-mêmes et non par d’autres.