Page:Jaurès - Histoire socialiste, XII.djvu/169

Cette page a été validée par deux contributeurs.

l’on aime mieux, qui consisterait dans l’échange d’un mot contre la chose que ce mot exprime ?

« Il est sans doute très désirable de chercher à gagner à la République le plus de partisans possible, et je conviens que pour y réussir le parti républicain doit se montrer un parti pratique, sachant tenir compte des circonstances, capable de procéder par réformes partielles, capable d’aller à son but sans brûler l’étape.

« Mais encore lui convient-il de ne pas compromettre un principe pour éviter le reproche d’en vouloir tirer d’un coup, prématurément, toutes les conséquences.

« Et où serait, je le demande, l’avantage de gagner des partisans, de faire des convertis, à une République qui ne serait pas la République, qui, née d’idées contradictoires, composée d’éléments irréconciliables, n’aurait qu’une puissance de séduction trompeuse […]

« Ne vous laissez pas abuser par le mirage de la révision. Rappelez-vous qu’en 1880 la révision dépend du maréchal-président, et de lui seul. Rappelez-vous que, même après 1880, il n’y aura de révision possible qu’avec le concours du Sénat, de qui personne aujourd’hui ne peut dire avec certitude si les ennemis de la République n’y seront pas majorité.

« Oui, Messieurs, prenez-y garde ! les liens dont il s’agit d’enserrer la République sont de telle nature qu’ils ne pourraient pas être brisés de longtemps, et qu’ils ne le seraient peut-être un jour qu’au prix de ce que tous, tant que nous sommes, nous avons intérêt à éviter : une révolution ! »

Comme son apparition à la tribune, le discours de M. Louis Blanc a provoqué une profonde agitation : la droite, par tactique habile et perfide à la fois, fréquemment l’approuve, parfois l’interrompt violemment ; la grande majorité de la gauche tient une attitude de désapprobation. Ce discours lui parait inopportun, dangereux quant à l’effet qu’il peut produire sur les timorés du centre gauche ; puis, M. Louis Blanc a annoncé que ses amis et lui ne voteront pas l’amendement ; à la vérité ils ne sont que cinq, mais c’est peut-être de ces cinq voix que dépendra la défaite ou la victoire. Dans son numéro du lendemain, la République Française exprimait en termes plus que vifs les impressions de la gauche : « Envers et contre tout son parti, disait l’organe de M. Gambetta, M. Louis Blanc a occupé la tribune. Tout entier à son opinion personnelle, il n’a pas vu ce qui se passait dans les rangs des adversaires de la République. Il leur laissait le temps de se concerter, de reformer leurs rangs, d’arrêter un plan de conduite. M. Louis Blanc invoque sa conscience. Il se peut qu’il arrive à se payer de cette monnaie de son propre orgueil… C’est une grave responsabilité que nous lui laissons tout entière. Nous souhaitons qu’elle ne pèse pas d’un poids trop lourd sur cette conscience si scrupuleuse, quand les bouffées d’une vanité, maintenant trop connue, seront entièrement dissipées ».

Dans la vivacité exagérée de cet article, il y avait, en ce qui touche les