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son débit tantôt lent, tandis effaré, son discours mal ordonné. Quant à l’argumentation, elle était ailleurs qu’à la tribune. Toutefois, quelques phrases solennellement lancées obtinrent un rare succès, une entre autres à jamais mémorable ; elle fut un coup de foudre pour la droite et elle provoqua une formidable explosion de rires et d’applaudissements sur tous les bancs de la gauche : « Vous me demandez ce que c’est que l’ordre établi ? Je puis vous le dire : l’ordre établi, c’est cette Assemblée que le pays a nommée dans un jour de malheur ! »

Ce fut le signal d’une déroute ; le grand homme annoncé n’était plus qu’un fantoche grotesque et la déroute devait aussitôt se changer en désastre moral, ajouter l’odieux au ridicule. En effet, M. Gambetta était à la tribune et la Chambre stupéfaite, indignée, au moins du côté gauche, ministres et membres de la droite atterrés, il donnait lecture de la circulaire confidentielle adressée aux Préfets. Elle dénonçait publiquement une véritable, officielle entreprise policière et corruptrice :

« Envoyez-moi d’urgence, portait-elle, un rapport sur la presse dans votre département. L’heure est venue de reprendre de ce côté l’autorité et l’influence qu’une affectation de neutralité indifférente avait détruites.

« Dites-moi les journaux conservateurs ou susceptibles de le devenir, quelle que soit, d’ailleurs, la nuance à laquelle ils appartiennent, leur situation financière et le prix qu’ils pourraient attacher au concours bienveillant de l’administration, le nom de leurs rédacteurs en chef, leurs opinions présumées et leurs antécédents ; si vous pouvez causer avec eux, voyez s’ils accepteraient une correspondance et dans quel sens ils la souhaiteraient.

« Nous allons organiser un bulletin de nouvelles télégraphiques et autographiques qui vous sera régulièrement adressé et dont vous mesurerez la communication au degré de confiance que les divers journaux vous inspireront. Pour cela, vous ferez sagement de créer un service de la presse dans votre cabinet, soustrait aux employés indigènes.

« Donnez-moi sur ces divers points votre sentiment. Je m’en rapporte à votre tact. Il n’est pas de question plus délicate et qui exige plus de prudence et d’habileté. Multipliez autour de vous vos relations et soyez très accessible aux représentants de la presse. »

Durant que, lentement, de sa voix sonore, en soulignant les passages saillants, M. Gambetta poursuivait cette lecture, le spectacle de l’Assemblée était pittoresque. Les ressources si multiples, si variées, de l’esprit du président Buffet semblaient s’être évanouies ainsi que son sang froid : la droite effarée attendait un éclatant démenti du ministre de l’intérieur ; le document ne pouvait qu’un faux. Il était bien authentique, hélas ! on l’avait compris à l’attitude désemparée de M. Beulé ; on le comprit bien mieux quand il reparut à la tribune ne sachant trop ce qu’il disait et finissant par attribuer la paternité de cette pièce qu’il affirma avoir n’avoir jamais dictée et signée, à