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national, que l’ordre moral dépend beaucoup de lui, qu’il peut le fortifier ou l’affaiblir par son attitude, par les doctrines qu’il professe hautement, et surtout par l’esprit qu’il inspire à son administration. »

Le discours du duc de Broglie, qui devait faire la fortune de la formule l’ordre moral, était un appel à tous les monarchistes et à tous les peureux des centres ; il produisit grand effet, tant il était habile et perfide. Ce fut M. Dufaure qui y répondit au nom du gouvernement. Il fut brutal, mais à l’attaque subtile il répondit avec habileté pour terminer par un coup droit, bien inattendu du vieil orléaniste qui tant de fois avait capitulé devant la réaction menaçante.

Le duc de Broglie avait menacé le pays des plus grandes calamités, si les progrès du parti républicain, du parti radical n’était pas enrayés ; à son tour, M. Dufaure, ripostant du tac au tac, déclara qu’il fallait s’attendre aux plus graves crises si la République n’était pas définitivement reconnue comme forme de gouvernement.

« Oui, déclara-t-il, j’ai été frappé, comme l’honorable duc de Broglie lui-même, des élections des 27 avril et 11 mai, j’ai cru qu’elles nous donnaient une grande leçon ; j’ai compris que, pour lutter désormais contre le péril qu’on a signalé, il fallait un gouvernement définitif : c’est pour cela que nous avons présenté les projets de lois constitutionnels.

« Nous vous les avons présentés avec conviction ; nous étions prêts à vous déclarer que, si vous n’accordiez pas ce que nous vous demandions : la reconnaissance du gouvernement de la République, nous ne nous sentions plus la force de répondre de l’ordre public dans le pays ».

Le discours du Garde des Sceaux avait été écouté avec une visible impatience, coupé par des interruptions nombreuses et vives ; à peine fût-il terminé que des clameurs s’élevèrent réclamant la clôture de la discussion et le passage au vote…. à l’acte d’exécution longuement prémédité, savamment combiné ; mais, par un pli remis au président, M. Thiers avait demandé la parole, usant de la prérogative que lui accordait la loi. Le lendemain, dans une séance tenue le matin, il prononça un discours qui aurait gagnée être plus bref, mais qui fut écouté avec le plus grand silence, sans une seule interruption. Il se montra aussi conservateur, même plus que jamais ; après avoir évoqué son passé, rappelé la tâche accomplie depuis la réunion de l’Assemblée à Bordeaux, il plaça l’Assemblée en présence de la situation de fait qui se présentait. À son avis, le seul moyen d’assurer l’ordre, de former en France un grand et solide parti conservateur ; c’était de reconnaître la République, de s’y rallier, de la fonder définitivement ; il était dangereux de vouloir endiguer ou remonter le courant qui se manifestait dans le pays : «…. La raison qui m’a décidé, moi vieux partisan de la monarchie, déclara-t-il, outre le jugement que je portais en considérant la marche des choses dans le monde civilisé, c’est qu’aujourd’hui pour vous, pour moi, pratiquement, la monarchie est impossible.