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il avait oscillé entre le camp républicain et le camp réactionnaire, plus souvent penchant vers celui-ci que vers celui-là. Le 19 mai, jour de la rentrée de l’Assemblée, le Journal Officiel annonçait la constitution d’un nouveau Cabinet pris dans la Gauche, la plus modérée il est vrai, mais dans la Gauche ; seul des réactionnaires avérés, M. de Fourtou en faisait partie avec le portefeuille des cultes ; quelques heures après, devant une chambrée complète et fort agitée, sous les regards attentifs des spectateurs emplissant les tribunes publiques, le président annonçait qu’une demande d’interpellation avait été déposée et il en donnait lecture :

« Les soussignés, convaincus que la gravité de la situation exige à la tête des affaires un Cabinet dont la fermeté rassure le pays, demandent à interpeller le ministère sur les modifications opérées dans son sein, et sur la nécessité de faire prévaloir dans le gouvernement une politique résolument conservatrice ».

Trois cents signatures environ soulignaient cette singulière demande d’interpellation, tendant à « rassurer le pays », alors que, à chaque consultation, le suffrage universel affirmait que seules la dissolution de l’Assemblée et le maintien de la République pouvaient rassurer la France.

La discussion de cette interpellation fut fixée au 23 mai. Le lendemain, à l’occasion du renouvellement de son bureau, l’Assemblée manifesta sa division en deux camps à peu près d’égale force numérique. MM. Buffet et de Goulard furent bien élus l’un président, l’autre vice-président, mais la seconde vice-présidence échut à M. Martel pour qui volèrent les gauches et ce dernier scrutin donna à M. Thiers un moment d’espoir ; il devait être de brève durée. Au surplus ne s’était-il pas produit une indication sérieuse lorsque M. Dufaure, vice-président du Conseil des ministres, avait pour ainsi dire mis en demeure l’Assemblée d’exercer le pouvoir constituant qui lui avait été reconnu par la loi du 15 Mars ? Elle avait reculé en refusant d’entendre même la lecture du projet de loi.

La discussion de l’interpellation était attendue avec impatience, anxiété. Elle allait démasquer les manœuvres insidieuses des Droites. Tous les députés étaient à leur poste et les curieux se pressaient en foule. M. Thiers assistait à la séance, placé dans la situation toute particulière que lui créait la loi due à la Commission des Trente. Il pouvait monter à la tribune, exposer ses vues, dire ses intentions, mais il lui était interdit de se mêler directement à la discussion ; elle ne pouvait même se poursuivre en sa présence.

Ce fut M. le duc de Broglie, devenu le véritable chef de la coalition réactionnaire, qui ouvrit le feu. Avec un art consumé, il traça un tableau fort sombre des dangers que faisaient courir à l’ordre politique et social les progrès du parti républicain, surtout de la fraction radicale, progrès qui venaient de s’affirmer au cours des dernières élections ; c’était le parti du désordre qui gagnait du terrain. C’est grâce à la faiblesse ou à la complicité du gouvernement