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les affaires ne fut la dupe d’une plus enfantine illusion, que jamais rêveur chimérique ne se dupa lui-même autant que cet empirique illustre… Et qu’il en fût réduit à compter sur la modération, sur la retenue au moins provisoire de M. de Bismarck, c’est le pire châtiment de cette politique étroite et infatuée qui jetait la France en travers des deux plus grands courants de force qui se fussent développés dans le monde depuis la Révolution française.

M. de Bismarck lui, sans se laisser endormir par les louanges idylliques que M. Thiers mêlait aux plus sinistres pressentiments, poussait en Italie son jeu, qui était de la brouiller avec la France, en exploitant les fautes de celle-ci, et l’aberration combinée de M. Thiers et de M. Rouher. « Il lui faut, avait précisé Benedetti, une Italie tiraillée, en désaccord permanent avec la France, pour conjurer une alliance éventuelle entre ces deux puissances, pour nous contraindre à entretenir des forces plus ou moins considérables dans les états du Saint-Siège, pour se ménager au besoin le moyen de susciter, à l’aide des partis révolutionnaires, une rupture violente entre le gouvernement de l’Empereur et celui du roi Victor-Emmanuel, pour neutraliser en un mot notre liberté sur le Rhin. »

Ah ! comme M. Thiers faisait en Italie le jeu de la politique allemande de M. de Bismarck ! et à cette coalition de l’Italie et de l’Allemagne, de l’unité italienne et de l’unité allemande, quelle alliance pourrait opposer la France ? Ce n’était point celle de la Russie. La Russie était, dans l’orient européen, la rivale de l’Autriche. Et si l’Autriche voulant prendre sa revanche de Sadowa s’unissait à la France, c’est vers la Prusse qu’inclinerait la Russie. M. de Bismarck et le roi de Prusse multipliaient leurs efforts pour gagner les bonnes grâces du tsar, et ils avaient, dans l’hypothèse d’une guerre contre la France et l’Autriche, bien des moyens de le tenter. En tout cas, sa neutralité bienveillante était certaine.

Mais surtout dans le système politique général de M. Thiers, la Russie était presque l’ennemie comme la Prusse, comme l’Italie. La Russie, elle aussi, menaçait « l’équilibre européen ». M. Thiers voulait lui fermer le chemin de Constantinople, comme il fermait à l’Italie le chemin de Rome, à l’Allemagne du Nord le chemin de Munich. Il le rappelait encore le 14 mars : « Le danger est de voir Constantinople dans les mains des Russes… Quel est l’intérêt de l’Europe ? C’est que Constantinople ne tombe pas aux mains de son puissant voisin. Si la Russie, qui s’étend déjà du cap Nord au détroit de Behring… si la Russie se portait à Constantinople, elle compterait plus de cent millions de sujets, et aussitôt la sinistre prédiction de Napoléon se trouverait accomplie… » Et pour barrer à l’ambition russe la route de Constantinople il faut prendre garde que les populations chrétiennes incluses dans l’empire turc ne s’en détachent pas une à une, car elles formeraient une clientèle du gouvernement russe. M. Thiers en guerre avec l’Italie, en guerre avec l’Allemagne, n’a donc rien à offrir à la Russie, et il sait au contraire qu’entre la Prusse et la Russie