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contre-partie nécessaire la réunion en groupes organisés des éléments historiques homogènes ? En combattant la politique de Charles-Quint, la France a rendu possible qu’il y eût une Espagne, une Italie, une Allemagne. Et en ce sens, la politique moderne des nationalités n’a été que la suite de ce qu’il y a eu de plus juste et de plus sensé dans la politique de nos rois. Celle-ci s’était arrêtée à mi-chemin. Il ne suffisait pas que l’Allemagne fût possible ; que l’Italie fût possible. Tant qu’elles n’étaient pas, que signifiait donc la politique de l’équilibre ? La tempête seule faisait équilibre à la tempête, et aux emportements de la France répondaient les emportements des coalitions.

Au fond, ce que M. Thiers demande, c’est qu’il subsiste en Europe de petits États, afin que ces petits États servent d’appoint aux grands dans les combinaisons et les balancements des forces. Quand un grand État exagérera ses prétentions et menacera ou l’existence ou l’influence d’un autre, celui-ci groupera les petits États contre la puissance trop ambitieuse. S’il subsiste en Italie de petites monarchies autonomes, elles serviront à brider les appétits de la maison de Savoie. S’il subsiste en Allemagne de nombreux États distincts, ils serviront à contenir alternativement les ambitions de la Prusse ou celles de l’Autriche. Que l’Autriche veuille absorber, par exemple, les États du Sud, la Prusse, inquiétée, les coalisera contre elle : et, réciproquement, si la Prusse veut les absorber ou les dominer, l’Autriche, en les défendant, sauvera sa propre puissance. De même à l’orient de l’Europe, l’incohérente Turquie, qui n’est, en 1867, qu’un assemblage de petits États, peut modérer successivement ou simultanément la Russie et l’Autriche.

Oui, mais M. Thiers oublie deux choses : la première, c’est qu’à ce jeu, la puissance la plus centralisée, la plus compacte, la plus anciennement formée est maîtresse du continent. Il aurait suffi à la France de ménager l’Angleterre et de l’intéresser dans ses combinaisons pour dominer l’Europe ; la seconde, c’est que les petits États, ou du moins les peuples des petits États ne pouvaient consentir éternellement à n’être que des cartes bariolées aux mains des grands joueurs européens. Ils aspiraient à se réunir selon leurs affinités pour exercer enfin, par la force d’un groupement vaste, une action européenne. La prétendue sagesse de M. Thiers n’est qu’un empirisme très court qui prétend fixer en une loi d’équilibre nécessaire et éternelle un état incertain du monde mouvant.

Il discute la politique des nationalités comme si elle était une vaine idéologie, une thèse abstraite ; et il lui oppose la vieille casuistique des sophistes, l’argument du chauve ou du tas de blé. Si l’on prétend que les peuples doivent se grouper selon leurs affinités de langue, de race, de mœurs, où s’arrêtera-t-on ? et quelle nation sera décidément constituée ? Elles sont toutes des fragments consolidés d’un monde en fusion où les races les plus diverses bouillonnaient ensemble : faudra-t-il les éprouver par des réactions chimiques et les dissoudre pour en distribuer tous les atomes à des groupements homogènes ?

Si les peuples d’Italie doivent former une seule nation parce qu’ils parlent