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réduit à la combattre par des moyens obliques, à ruser entre deux politiques contradictoires. De là le double jeu qu’il avait joué en 1866, et que M. Thiers, quoiqu’il ne put connaître tous les documents, notamment ce traité avec l’Autriche dont j’ai parlé plus haut, analysait et dénommait avec une force pénétrante. L’Empire avait laissé faire la Prusse dans la question des duchés danois. Il n’avait fait aucun effort sérieux pour empêcher le conflit entre la Prusse et l’Autriche, et, pour déjouer ainsi la politique de M. de Bismarck, surtout il n’avait pas insisté auprès de l’Italie pour qu’elle gardât la neutralité et n’affaiblit point l’Autriche par une diversion qui allait faire le succès de l’armée prussienne. Par là, Napoléon avait fait le jeu de M. de Bismarck et de la Prusse, mais il ne croyait pas à la victoire de celle-ci. Il pensait ou qu’elle serait vaincue par l’Autriche ou, du moins, que les forces des deux pays s’équilibreraient, s’épuiseraient en une lutte incertaine. Dans le premier cas, Napoléon était délivré du cauchemar de l’Allemagne prussienne, sans avoir été condamné à désavouer lui-même et à combattre directement le principe des nationalités. Au contraire, recevant des mains de l’Autriche la Vénétie et la remettant aux Italiens il aurait apparu encore à la badauderie européenne comme le gardien et le représentant du droit des nations. Et il aurait veillé à ce que, en Allemagne, entre l’Autriche victorieuse et la Prusse vaincue, il se fît un tel partage des influences qu’aucune force dominante et directrice ne donnât au peuple allemand la cohésion et le mouvement : ainsi la suprématie française sur les diètes allemandes était rétablie et l’Empire cumulait les bénéfices de deux politiques contraires.

Il avait, dans les affaires d’Italie, le prestige révolutionnaire de la politique des nationalités. Il avait, dans les affaires d’Allemagne, le profit de la politique traditionnelle de morcellement, de division, d’équilibre impuissant et inerte qui assurait la suprématie de la France. Calcul compliqué et immoral, mais surtout calcul enfantin qui mettait toute la diplomatie de l’Empire, tous ses desseins à la merci d’une victoire de la Prusse. Ce jeu louche et puéril, M. Thiers l’avait très bien discerné ; et quand il le précisait avec une discrétion qui n’enlevait rien à la clarté, il avait contre le ministre d’État, M. Rouher, la force éclatante de la vérité et de l’évidence. Il avait raison aussi contre lui lorsqu’il réfutait les allégations frivoles de l’orateur impérial assurant que les événements de 1866 avaient diminué la force offensive de l’Allemagne. Ce n’était plus la vaste Confédération germanique de 70.000.000 d’hommes ; l’Allemagne était coupée en trois morceaux : la Confédération du Nord, les États du Sud, l’Autriche allemande. M. Thiers n’avait pas eu de peine à démontrer que l’ancienne Confédération avait bien du mal à se trouver prête pour une action défensive, à plus forte raison pour une action offensive, et que l’Allemagne nouvelle, plus contractée, plus ramassée sous la main de la Prusse, aurait une bien plus grande vigueur d’attaque.

L’argutie était vraiment misérable. Si l’Empire avait eu, s’il avait pu