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tradition révolutionnaire de la France ne permettaient à la démocratie française de condamner l’acte de force par lequel la Prusse appelait l’Allemagne à la puissance et à l’unité.

Ce n’est pas l’adhésion spontanée, ce n’est pas la libre fédération des provinces qui a créé la France. La vieille monarchie l’a façonnée par la guerre et par la conquête. En ce sens, M. Granier de Cassagnac avait raison lorsqu’il disait au Corps législatif, en mars 1867 :

« Je ne voudrais pas blâmer la Prusse de ses conquêtes ; je craindrais de blesser dans leurs tombes nos pères morts pour la conquête de la Franche-Comté, de la Flandre, de l’Artois, de l’Alsace, de l’Algérie. »

Aucune des nations modernes n’aurait surgi du chaos du moyen âge sans l’action d’une monarchie armée. Sans doute la figure du sol, les affinités variées de langue et de race, les souvenirs communs et les espérances communes, les solidarités économiques ont préparé l’avènement des nationalités ; mais c’est l’intervention d’une force conquérante qui a rassemblé, forgé, fondu tous ces éléments. De même que la nation, l’ordre révolutionnaire et démocratique nouveau a été créé par la collaboration de la volonté spontanée des peuples et d’un pouvoir central, d’une dictature de révolution, peuple des faubourgs, commune de Paris, Comité de Salut public, écrasant les factions de la Cour, les Vendées, les fédéralismes, les restaurations, les oligarchies bourgeoises. Est-ce que les démocrates de France ayant à juger l’action de la Prusse en Allemagne pouvaient oublier cela ? Au dedans, ce que les hommes du 14 juillet, du 10 août, des journées de septembre, du 31 mai, de juillet 1830, de février 1848, pouvaient reprocher au coup d’État de 1851, ce n’était pas d’avoir été la force, mais une force de réaction et de peur, une force de surprise, c’est-à-dire un simulacre, une parodie de la force, car il n’y a force véritable que là où la force seconde l’évolution de l’histoire et libère des entraves du passé le mouvement des peuples vers une liberté plus haute et une justice plus vaste. De même, au dehors, ce que la démocratie française, héritière de Louis-le-Gros, de Philippe-Auguste, de Philippe-le-Bel, de Louis XI, de Louis XIV, aurait pu objecter à l’action prussienne, ce n’était pas l’emploi de la force. Une seule question se posait : l’unité allemande est-elle voulue par le peuple allemand et l’action de la Prusse aura-t-elle pour effet de constituer cette unité de l’Allemagne ? Cette unité allemande, même organisée d’abord sous la discipline et l’hégémonie de la Prusse, ne servira-t-elle pas l’avènement de la démocratie allemande, comme l’unité française constituée par la monarchie de l’Ile-de-France a permis l’avènement de la démocratie française ? Voilà le problème que les démocrates français devaient examiner en face. Et ici, pas d’hypocrisie, pas de vaine idéologie.

Il ne s’agit pas de savoir si ces chemins de violence sont ceux qui mènent le mieux à la liberté : car ce n’est pas seulement la Prusse et l’Allemagne, c’est toute l’histoire humaine qui est remise en question.