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aventure. Nombre de prêtres déguisés en civil, de réactionnaires très authentiques, furent ainsi compris dans les premiers convois, et aussi des dames du « meilleur monde » qui figurèrent très bien dans les rues de Paris et de Versailles, les pétroleuses ignobles que dépeignaient leurs journaux. Mais quelques jours plus tard, les arrestations se firent plus méthodiques. La troupe était guidée dans ses démarches par les « Comités d’épuration » que constituaient les bourgeois un peu dans tous les quartiers, et aussi par les dénonciateurs bénévoles. Pour ces derniers, la police tenait fraternellement registre ouvert et le chiffre des dénonciations monta, du 24 mai au 13 juin, au fabuleux total de 379.828. Ce trait en dit plus long que tout peut-être sur la vilenie de la classe victorieuse et le caractère implacable qu’elle entendait imprimer à la répression.

Le gouvernement ne pouvait, il va de soi, juger selon les formes légales, même avec la procédure simplifiée des conseils de guerre, un aussi grand nombre de prévenus. Il le pouvait d’autant moins qu’il n’avait pris à cet égard aucune précaution, tant il semble avéré qu’il ne voulait pas de prisonniers et qu’il comptait bien que l’armée n’en ferait pas.

Pourtant ces prisonniers étaient là maintenant. Les fusiller tous était devenu une impossibilité devant la France républicaine qui s’émouvait, devant l’Europe attentive qui regardait. Il fallait prendre un parti, fabriquer les tribunaux qui manquaient. On s’y mit, et vers le mois d’août l’ère des vengeances juridiques succéda à l’ère des massacres sommaires. Le supplice des vaincus n’en continua pas moins durant de longues semaines encore. 30.000, déjà traités à l’avance comme des condamnés, avaient été évacués sur les pontons ou sur les forts du littoral de la Manche et de l’Atlantique où ils retrouvèrent, après un voyage en wagons à bestiaux de vingt-cinq, trente et trente-deux heures, les mêmes sévices et les mêmes tortures qu’ils avaient connus à Satory et à l’Orangerie. 1179 d’entre eux y laissèrent la vie.

Ce fut là que la plupart du temps la justice versaillaise alla quérir ses victimes pour les traduire à sa barre. Or, ces victimes étaient si peu coupables au regard même des brutes sanguinaires appelées à statuer sur leur sort, les preuves du crime ou du délit manquaient si radicalement, que les Gaveau, les Merlin, les Boisdenemetz, les Jobey, les Delaporte et consorts ne purent prononcer au total que 10.137 condamnations contradictoires, dont 9.385 pour port d’armes seulement et exercice illégal de fonctions publiques. 30.000 et plus furent donc renvoyés des fins de la plainte purement et simplement, mais après un emprisonnement préventif, et quel emprisonnement ! qui avait duré des mois et parfois des années.

Ces procès, menés comme des charges à la baïonnette par des magistrats : officiers, sous-officiers et soldats, les bottes encore dégoûtantes de sang et qui jugeaient, ô dérision ! les prisonniers qu’ils n’avaient pu tuer avant, dans le combat ou au cours de la boucherie, aboutirent cependant à souligner le néant des charges sous lesquelles on s’était flatté d’accabler les vaincus et de les