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hommes, se préparant à commander le feu, le fusil d’un soldat qui était sans doute mal épaulé partit, mais le coup rata. Immédiatement, les autres soldats firent feu et Varlin n’existait plus. Aussitôt après, les soldats craignant sans doute qu’il ne fut pas mort se jetèrent sur lui pour l’achever à coups de crosse ; mais l’officier leur dit : « Vous voyez bien qu’il est mort, laissez-le ».

Le Tricolore oublie un trait qu’il convient pourtant de ne pas omettre. Le lieutenant Sicre prit la montre du mort qu’il garda. L’assassinat se compliquait de vol.

Ainsi, voilà comment Versailles faisait triompher la cause de la justice, de l’ordre, de l’humanité, de la civilisation. Voilà comment « au nom des lois, par les lois, avec les lois », elle menait l’expiation. Que l’on multiplie par milliers la scène de cannibalisme que nous venons de rapporter, et l’on se fera quelque idée de l’agonie de la grande ville moribonde en cette semaine que le peuple a baptisé du nom effroyablement parlant de « Semaine Sanglante ».

Paris était un abattoir. On y tuait partout, aux cours prévôtales et martiales et, au dehors, contre les barricades, dans les tranchées, sous les ponts, dans les maisons, au creux des égouts, au fond des catacombes. Chaque officier, sous-officier ou soldat avait licence de s’ériger en justicier de sa propre autorité et d’abattre son Parisien ou sa Parisienne. On tuait pour un mot, pour un geste, pour un nom, pour une ressemblance, pour rien sur les indications d’une foule en délire. On tuait ceux qui s’étaient battus et ceux qui ne s’étaient pas battus, ceux qui avaient caché leurs armes et ceux qui les rendaient, ceux qui avaient conservé du premier siège un pantalon d’uniforme, une paire de godillots, le passant qui avait les mains noires ou bleui le creux de l’épaule. On tuait les femmes parce que pétroleuses, vitrioleuses, les enfants parce que graine de communards et qu’il fallait bien détruire la portée en même temps que les géniteurs. On tuait avec délices, en se jouant, tout ce qui avait figure ouvrière, apparence républicaine.

Et l’abattoir faisait le charnier. Les fourgons qui sillonnaient les rues incessamment, les tombereaux, les tapissières chargés de viande saignante ne suffisaient pas à convoyer aux fosses les cadavres amoncelles sur les trottoirs, dans les cours de prison, de caserne, d’école et de mairie. Les fosses mêmes n’étaient pas assez nombreuses, assez larges, assez profondes pour absorber toute la chair humaine dont on tentait de les gorger. On en avait creusé de tous côtés cependant, dans les squares, sur les berges, aux talus des fortifications et la terre se refusant, on s’était même adressé à l’eau. La Seine emportait les fusillés et les mitraillés par dizaines. Plusieurs centaines croupissaient dans la bourbe stagnante du lac des Buttes Chaumont. N’importe, il en restait encore, il en restait toujours. Dans les jardins de l’École Polytechnique, on pouvait voir sur une étendue de cent mètres une rangée de cadavres de trois mètres de hauteur. Au Luxembourg, les allées verdoyantes en foisonnaient. « Au Faubourg Saint-Antoine, selon l’assertion de la presse de « l’Ordre », on en rencontrait