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retourner à l’animalité pure. Et qui donne ce spectacle ? Les « honnêtes gens », les dirigeants instruits, policés, affinés, ceux qui parlent au nom d’un Dieu de miséricorde ou d’un idéal de vie supérieur et qui se larguent de représenter en face des bandits se la Commune expirante la moralité et la civilisation. C’est que ces « honnêtes gens » ont eu peur ; le mince vernis qui recouvre chez eux comme chez tous la brute ancestrale éclate et ils se vengent avec une âcre volupté de leurs terreurs d’hier, d’avoir tremblé un instant, devant la levée prolétaire, pour leurs profits et pour leurs jouissances. Le bourgeois lâche, demeuré tapi dans son logis depuis des semaines, reparaît insolent parmi les soldats ; il tient la rue, le brassard tricolore en évidence, signe de ralliement des champions de l’ordre. Derrière lui sa clientèle, sa valetaille, tous ceux qui vivent des miettes tombés de la table capitaliste, plus vils, plus ignominieux encore que les maîtres. À ses côtés, les beaux fils, revenus de Versailles avec leurs prostituées « au chignon jaune » qui s’installent de nouveau aux cafés des boulevards, recommencent la fête aux restaurants de nuit. Toute la fine canaille, canaille de joie, canaille de proie, les parasites et les exploiteurs. Ces tristes sires se font les indicateurs, les pourvoyeurs des pelotons d’exécution. L’armée, à leur gré, est trop molle, trop magnanime encore. Ils dirigent, conduisent les perquisitions, dénoncent les rares suspects qui ont pu glisser entre les mailles du filet, créent dans leurs quartiers respectifs des « Comités d’épuration », salles d’attente des abattoirs des cours prévôtales.

La presse est le miroir de toutes ces hideurs et de toutes ces hontes. Elle se consacre à entretenir la rage et la panique bourgeoises. Elle se fait l’écho, quand elle ne les invente pas, des légendes abominables, forgées pour égarer et exaspérer l’opinion, tromper la France, tromper l’Europe, écarter des morts et des mourants jusqu’à la sympathie d’un apitoiement. Dans ses colonnes prend son vol la fable des pétroleuses qui coûta la vie à tant d’infortunées. Aussi celle des bataillons de fuséens, des étiquettes gommées avec l’indication : « Bon à brûler », et du sous-sol parisien : égouts, conduites d’eau, catacombes taraudés de mines reliées par des fils électriques, des boissons empoisonnées versées aux soldats. Tel journal imagine et décrit l’engin spécial pour lancer le pétrole dont les Communeux auraient fait usage. Tel autre raconte l’histoire de l’incendiaire trouvé porteur de « cent quarante mètres de mèches souffrées. » Ces inventions absurdes et monstrueuses sont la nourriture de l’armée comme celle de la ville et viennent quotidiennement aiguiser la fureur des troupiers qui fusillent et des foules réactionnaires qui dénoncent, insultent et maltraitent.

En ces jours d’abjection, peut-être n’est-il pas abjection pire que celle de la presse, et le dégoût, une honte d’être homme et de savoir lire vous prend à parcourir la prose de ces assassins de lettres qui se nomment parfois Alexandre Dumas fils, Francisque Sarcey ou Hector Pessard, et dont les articles onctueux ou brutaux, selon le tempérament, ne sont qu’une longue invite au