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tout son parcours, et qui constituait une ligne naturelle de défense. Au nord, le corps Ladmirault, la Chapelle soumise, arrivait à la Rotonde de la Villette. Ainsi, le cercle de mort se rétrécissait sans cesse autour des fédérés. À l’est, seul point où ils s’appuyassent encore aux fortifications, ils pouvaient voir les Prussiens rangés en bataille dans la plaine, prêts à les recevoir à mitraille s’ils tentaient une retraite dans cette direction.

Plus d’issue, plus d’espoir ; partout la mort. De ces quartiers maudits : Belleville, Ménilmontant, berceau de l’insurrection de Mars, où avait battu à coups pressés le cœur de la Révolution, où il battait pour quelques heures encore, la réaction s’était juré qu’il ne resterait pas pierre sur pierre. Les Communeux le savaient ceux qui y demeuraient et ceux qui y étaient venus faire une halte suprême, et ils savaient aussi qu’ils y seraient tous ensevelis sous les décombres. Faut-il donc s’étonner qu’avant de disparaître, ils aient cherché la vengeance qui s’offrait à eux et répondu à Versailles implacable par les fusillades des otages qu’ils avaient sous la main, quarante-huit en tout, dont trente-six anciens gendarmes, agents de police ou mouchards et douze ecclésiastiques. Qui tua ? La foule anonyme, dont depuis cinq jours la bourgeoisie et l’armée faisaient couler le sang comme l’eau des fontaines. Qui tua ? Les combattants acculés que la presse tricolore exécutait ainsi en ce jour : « Par exemple, il n’y a plus de quartier à espérer pour les fédérés ; simples gardes ou officiers à galons, tout ce qui sera pris sera passé par les armes. Les soldats exaspérés ne veulent plus faire de prisonniers. La population civile, d’ailleurs, est plus furieuse encore peut-être. Écrasée sous le joug de la Commune et de ses sicaires, elle montre aujourd’hui contre eux un acharnement que l’on qualifierait de féroce, si l’on pouvait parler de férocité vis-à-vis des scélérats contre lesquels s’exerce cette haine ?[1] ». Eh quoi, c’est de ces hommes que la réaction hypocrite vouait à une mort sans phrases, qu’elle eut réclamé humanité et sang-froid ! S’indigne donc qui voudra pour une égratignure faite par le patient à la main du bourreau. Il nous semble, quant à nous, que le prolétariat ne doit pleurer que les siens et ne s’intéresser qu’à eux.

Combien sont tombés en ce jour du côté du peuple ? On sait les illustres, les notoires : Millière, fusillé sur les marches du Panthéon, à genoux « pour demander pardon à Dieu et aux hommes », Treilhard, directeur intègre de l’Assistance publique. Mais les autres, les simples, les obscurs, les femmes, les enfants, les vieillards, les blessés arrachés de leur lit d’hôpital, aussi grands, aussi héroïques, qui meurent sans une phrase, sans un cri, qui les dénombrera, qui évoquera leurs spectres saignants ?

C’est la nuit encore. L’incessante canonnade a fini par produire son habituel effet, elle a appelé et condensé les nuages. Il pleut. Mais voici que le ciel obscur s’empourpre cependant de livides clartés. Ce sont les docks de la

  1. Petite Presse, no du 26 mai.