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Le parti de Delescluze est pris : « Adieu, dit-il, en quittant les abords de la mairie du XIe ; moi je vais me faire tuer », et il descend le boulevard Voltaire ; quelques fédérés, quelques amis, Jourde, Lissagaray, l’accompagnent. La mort fait rage au Château-d’Eau. En route, un peu après l’église Saint-Ambroise, on rencontre Lisbonne blessé que soutiennent Theisz, Vermorel et Jaclard. À cet instant, Vermorel tombe à son tour gravement atteint ; il en devait mourir. Jourde et Theisz le relèvent et l’emportent sur un brancard. Delescluze serre la main du blessé et continue son chemin vers l’entrée du boulevard ; ses compagnons se sont tous effacés ; il est seul. Ici, nous laissons la parole à Lissagaray qui a si éloquemment décrit ces jours de la semaine sanglante qu’il avait vécu en témoin, bravant tout pour tout voir. « Le soleil se couchait derrière la place. Delescluze, sans regarder s’il était suivi, s’avançait du même pas, le seul être vivant sur la chaussée. Arrivé à la barricade il obliqua à gauche et gravit les pavés. Pour la dernière fois, cette face austère, encadrée dans sa courte barbe blanche, nous apparut tournée vers la mort. Subitement Delescluze disparut. Il venait de tomber foudroyé sur la place du Château-d’Eau ».[1]

Les fédérés ne purent relever son cadavre que les Versaillais enterrèrent subrepticement le lendemain. Sur le mort, on trouva la lettre suivante où se peint son âme haute et stoïque : « Ma bonne sœur, je ne veux ni ne peut servir de jouet et de victime à la réaction victorieuse. Pardonne-moi de partir avant toi, qui m’as sacrifié la vie. Mais je ne me sens plus le courage de subir une nouvelle défaite, après tant d’autres. Je t’embrasse mille fois comme je t’aime. Ton souvenir sera le dernier qui visitera ma pensée avant d’aller au repos. Je te bénis, ma bien aimée sœur, toi qui a été ma seule famille depuis la mort de notre pauvre mère. Adieu, Adieu ! je l’embrasse encore. Ton frère qui t’aimera jusqu’au dernier moment. »

Pendant la nuit, la Commune décidait de transporter son quartier général à la mairie du XXe arrondissement. Le jour revenu éclaira les progrès considérables réalisés par les Versaillais. Les fédérés ne détenaient plus en leur pouvoir qu’un cinquième à peine de la capitale dont un lambeau nouveau, minute par minute, leur était arraché. Vinoy, filant le long de la Seine prenait à revers le XIIe arrondissement pour, de la place du Trône, redescendre sur la Bastille. Celle-ci capitulait vers 2 heures de l’après-midi après une résistance héroïque. Des monceaux de cadavres gisaient au pied des barricades dont les fédérés avaient hérissé les abords de la place. À la seule barricade de la rue de Charonne on en releva 105. Le Faubourg Saint-Antoine était enveloppé ; les Versaillais s’y jetèrent et y firent une effroyable boucherie. À cette heure, depuis longtemps, les barricades du Château-d’Eau s’étaient tues, abandonnées, le restant de leurs défenseurs ayant reculé jusqu’au Canal, alors à découvert sur

  1. LissagarayHistoire de la Commune, p. 365