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place. Sur la rive droite, nous avons noté les progrès de l’armée de l’ordre pendant la matinée : la place Vendôme, les Tuileries, la place de la Concorde, le Louvre, la Bourse, la Banque, le Palais-Royal, les Halles « délivrés », pour parler le langage de Thiers. À la fin de l’après-midi, il ne restait plus aux fédérés qu’un morceau de la rive gauche, le XIIIe arrondissement et la partie de la rive droite comprise entre la Seine, les boulevards de Sébastopol et de Strasbourg, la ligne du chemin de fer de l’Est et les fortifications. Les soldats de la Révolution étaient rejetés de tous les arrondissements bourgeois et riches, acculés dans leurs propres quartiers. Ils s’y défendront avec une sombre énergie.

Au XIIIe, dans l’arrondissement de Duval, dont les cohortes prolétaires ont déjà donné tant leur sang pour la cause depuis deux mois, ils sont plusieurs milliers massés sur la Butte aux Cailles. C’est Wroblewski qui les commande. Le proscrit polonais, qui unit la science militaire à un froid courage, a couronné d’artillerie la crête de sa position, disposé ses tirailleurs sur les flancs. Il assure ses communications avec la rive droite par de fortes barricades confiées à la garde d’hommes sûrs, à la place Jeanne d’Arc et au pont d’Austerlitz. Ainsi on ne le tournera pas. Un corps d’armée tout entier vient se heurter à lui dans la soirée de ce mercredi. Quatre fois il repousse l’assaut qui lui est livré. Les fédérés descendent même jusqu’à la Bièvre dans une vigoureuse reprise d’offensive. Wroblewski couchera sur ses positions. Si des chefs pareils s’étaient partout rencontrés, la guerre des rues n’eut pas duré une semaine, mais un mois.

Sur la rive droite, c’est demain seulement que le Château d’Eau et la Bastille seront attaqués. Dans cette prévision, on fortifie en hâte les approches de ces positions stratégiques de premier ordre, au voisinage desquelles débouchent les principales artères qui conduisent au cœur des agglomérations ouvrières des Xe, XIe, XIXe et XXe arrondissements, et qui mènent aussi à cette mairie du XIe qui maintenant abrite ce qui reste de la Commune et de ses services.

C’est vers ce centre, vers cette mairie que refluent à chaque instant les débris des bataillons de partout refoulés. Ils y apportent, avec la nouvelle de la défaite générale, l’annonce des exécutions sommaires qui ensanglantent à cette heure tous les quartiers « délivrés » par les troupes de l’ordre. Ils se font les uns aux autres le récit des horreurs et des cruautés sans nom qu’ils ont vues de leurs yeux et auxquelles ils n’ont échappé que par miracle. Et la rage croit et s’exaspère chez ces vaincus qui viennent de la barricade pour y retourner jusqu’à ce que la mort les prenne. Leur courage s’exalte et devient farouche. Ils sentent que tout est fini, qu’ils sont condamnés, qu’une de ces balles qui sifflent incessamment à leurs oreilles, qu’un de ces obus qui éclatent au dessus de leur tête les couchera bientôt dans l’éternel repos. Ils savent que l’ennemi est sans pitié, qu’il ne fait ni grâce, ni quartier, qu’il assassine les blessés, qu’il