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que sourire tristement en parcourant les appels que le Comité de Salut public et le Comité central font afficher cette même après-midi.

« Soldats de l’armée de Versailles, dit le Comité de Salut public, le peuple de Paris ne croira jamais que vous puissiez diriger contre lui vos armes, quand sa poitrine touchera les vôtres ; vos mains reculeront devant un acte qui serait un véritable fratricide. Comme nous, vous êtes prolétaires ; comme nous, vous avez intérêt à ne plus laisser aux monarchistes conjurés le droit de boire votre sang comme ils boivent vos sueurs. Ce que vous avez fait au 18 mars, vous le ferez encore… Venez à nous, frères, venez à nous ; nos bras vous sont ouverts. »

« Et le Comité central : « Nous sommes des pères de famille… Vous serez un jour pères de famille. Si vous tirez sur le peuple, aujourd’hui, vos fils vous maudiront comme nous maudissons les soldats qui ont déchiré les entrailles du peuple en juin 1848 et en décembre 1851. Il y a deux mois, au 18 mars, vos frères… ont fraternisé avec le peuple ; imitez-les ! Lorsque la consigne est infâme la désobéissance est un devoir. »

Tenace illusion qui ne sera dissipée pour chacun que lorsqu’il se trouvera lui-même en présence de l’haïssable réalité et jugera en quelles brutes impitoyables la discipline et l’encasernement muent les enfants du peuple revêtus de la livrée militaire.

Les jours de Mars sont hélas passés. Thiers a fait de l’armée, qui pactisa alors avec l’Insurrection, une armée nouvelle ou plutôt il en a refait l’armée traditionnelle, celle qui n’a pas de conscience et pas d’entrailles et n’est qu’un mécanisme docile et souple aux mains de ses chefs et du pouvoir. Ce ne sont pas les appels désespérés de la Commune qui la feront hésiter ou faiblir. Aveugle et sourde, elle ne lit pas, elle n’entend pas. Après les Batignolles, Montmartre et Grenelle déjà étouffés à cette heure, elle embrassera successivement dans sa mortelle étreinte tous les quartiers ouvriers de la capitale et exécutera jusqu’au bout sa consigne de haine et d’extermination.

Ce n’est donc pas sans un frisson qu’on la voit, pieuvre géante, en cette journée de Mardi progresser lentement mais sûrement sur toute l’étendue du front et projeter ses tentacules sans cesse plus avant au cœur de la cité. Il faut la suivre cependant. À droite, la chute de Montmartre l’a mise rapidement en possession des nombreuses voies qui convergent vers l’Opéra et la Madeleine ; Douay a occupé la Trinité. À gauche, elle a enlevé à 5 heures du soir la gare de Montparnasse, s’ouvrant ainsi la route sur le Panthéon. Elle a aussi débusqué les fédérés de la grande barricade de la route d’Orléans, appuyée à la gare du Chemin de fer de ceinture et à l’église Saint-Pierre, et frayé de la sorte sa voie, pour le lendemain, sur la Butte aux Cailles.

Au centre, à vrai dire, elle a rencontré une résistance plus ferme avec Brunel qui tient tête énergiquement à la Concorde malgré les soixante pièces d’artillerie qui, du quai d’Orsay, du Champ de Mars, de l’Étoile, font converger