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délation désignaient à des troupes furieuses, tous ceux qu’on arrêtait pour une vareuse, pour un pantalon, pour une paire de souliers, tous les habitants des maisons qu’on vidait de la cave au grenier, tous ceux que la colère aveugle d’un caporal pouvait faire saisir pour un regard de travers, tous ceux qu’une vengeance particulière faisait signaler à un voisin, à un moment où toutes les dénonciations étaient accueillies. Les prisonniers étaient entassés dans ce jardin. Et là il leur fallait demander pardon pour le crime qu’ils n’avaient pas commis. Pardon à quoi ? Au mur, à sa face de plâtre, à l’espalier rompu, aux éraflures de balles.

« Il fallait que le prisonnier prosterné dégradât son front d’homme dans la poussière, non pas un instant, mais de longues heures, une journée entière. Deux rangées de malheureux, où il y avait des vieillards, des enfants et des femmes, étaient soumis à cette souffrance, pour faire amende honorable à des plâtras. Le sol blessait leurs genoux, la terre souillait leur bouche et leurs yeux ; leurs articulations raidies s’ankylosaient ; une insupportable souffrance brûlait leur gorge desséchée et leur estomac vide ; le soleil brutal de mai tapait sur leur nuque découverte, et si quelqu’un bronchait, si une tête se relevait, si un genou essayait de se dérouiller, des coups de crosse remettaient le rebelle dans la posture obligée. Quand le supplice était terminé, on désignait un certain nombre de malheureux et on les conduisait sur la butte où ils étaient fusillés. Les autres allaient à Satory ».

Avec des variantes, on suppliciait et on assassinait de même, cette matinée et cette après-midi, dans tout le Paris conquis. Un homme arrêté ou peu s’en faut, était un homme mort. Comme des limiers, les soldats pourchassaient, traquaient les vaincus, ils les arrachaient de leur demeure, des bras de leur femme, de leurs enfants, les traînaient dans la cour, dans la rue, contre le mur le plus proche, car le temps pressait, la besogne réclamait, et ils les fusillaient sous les yeux de leur famille. Ceci moins de quarante-huit heures après l’entrée des troupes de Thiers dans la ville. Certes, on verra mieux encore ; le massacre sera plus grandiose et plus effrayant quand il s’étendra à la capitale entière terrassée. Mais si nous avons reproduit dès maintenant cette page détachée de l’émouvant tableau d’ensemble qu’a tracé Pelletan, c’est sans doute parce qu’elle rassemble en quelques traits vifs quelques unes des pires horreurs qu’éclaira ce soleil de mai, mais c’est aussi et surtout parce qu’elle prouve que dès ses premiers pas, avant que nulle exécution de la part de la Commune, nul incendie ne lui ait fourni prétexte et dans des quartiers qui s’étaient à peine défendus, l’armée de Versailles exterminait la population parisienne. C’est donc bien qu’elle obéissait à un ordre supérieur, qu’elle n’était que l’instrument passif d’un atroce dessein.

Aussi, celui qui sait les faits comme nous les savons maintenant, celui qui a constaté cette rage froide du soldat, cette volonté de massacre, ne peut