Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/42

Cette page a été validée par deux contributeurs.

D’abord il n’y a pas d’émancipation possible pour un peuple sans un grand effort moral. Quiconque pour s’affranchir ne compte que sur l’étranger est encore et toujours esclave. L’Italie avait pu sans humiliation accepter en 1859 le concours de la France parce qu’elle-même luttait de tout son cœur ; mais cette coopération même avait jeté une ombre sur sa victoire. Que serait-ce si, restant immobile et inerte, elle recevait la Vénétie comme une proie abattue pour elle par un autre chasseur ? Et quelle autorité aurait-elle le lendemain, en face de l’Autriche victorieuse qui lui aurait jeté la Vénétie comme le pourboire de son inaction ? Si l’Italie avait accepté ce traité et consenti sous ces conditions, la neutralité que Napoléon s’engageait à solliciter d’elle, c’était pour elle un suicide moral, c’est-à-dire un suicide national. Quelle garantie aura-t-elle que l’Autriche victorieuse de la Prusse, maîtresse de l’Allemagne, ne reviendra pas, par des procédés indirects ou mieux par une prompte violation de contrat, sur cette cession de la Vénétie ? Une note ajoutée au traité précise en effet : « Le Gouvernement français stipulera les clauses restrictives relativement au port de Venise, afin que ce port ne soit pas disposé de manière à menacer les côtes et la marine italiennes. »

C’est donc une Vénétie tronquée et désarmée, c’est presque une Vénétie sans Venise qui sera remise à l’Italie, et que d’occasions de conflits, que de prétextes à discussion et à revendication : L’Italie aurait été dans la situation du pauvre qui ayant reçu une aumône, la discute et s’empresse à dire que ce n’est pas assez. Ce n’est pas tout ; un autre article dans ce traité calculé pour compléter l’Italie en prévoit le déchirement et la dispersion.

« Si, par suite des événements de la guerre ou autrement, il se produisait en Italie des mouvements spontanés de nature à détruire l’unité italienne, le Gouvernement français n’interviendra ni par la force ni autrement pour la rétablir ; et laissera les populations maîtresses de leurs mouvements. Il est entendu qu’il ne se produira non plus aucune intervention étrangère. » Spontanés : mais qui empêchera l’Autriche de fomenter le soulèvement des papistes, de la clientèle cupide des petites royautés déchues ? Elle le pourra d’autant mieux, qu’elle ne cède la Vénétie à la France et, par elle à l’Italie, que si l’Italie s’abstient. Mais si l’Italie prend part à la guerre, et si l’Autriche est victorieuse en Italie, elle peut garder la Vénétie, et de là, provoquer en Italie des agitations autrichiennes, et c’est avec la garantie, c’est sous la responsabilité de la France que se produira cette rechute du peuple italien dans le chaos ancien et la servitude ancienne.

Il n’y avait donc pour l’Italie, en ce traité, que déshonneur et déception. Pour l’Allemagne aussi, il était plein de péril ; seconder l’Autriche en cette épreuve décisive, c’était travailler contre l’unité allemande, que l’Autriche, puissance à demi-slave, ne pouvait accomplir. L’Autriche ne pouvait dominer l’Allemagne qu’en y maintenant la division : et à ce moment de l’histoire, la défaite de la Prusse était la défaite de l’unité allemande.