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bilité de la France. C’est ici que se noue le terrible drame de 1870. Quelle devait être devant cette entreprise de la Prusse, créant et préparant l’unité allemande, l’attitude de la France ? Son devoir absolu était de respecter la liberté de ce mouvement, et même de l’encourager sinon par une coopération effective au moins par une sincère et visible sympathie. Pourquoi ? C’est d’abord que la France était tenue à réparer envers l’Allemagne les violences, les crimes, les abus de pouvoir du passé. Longtemps elle avait abusé de sa force pour tenir l’Allemagne en sujétion par le morcellement systématique de ses forces. Au traité de Westphalie elle l’avait réduite en une poussière d’États, et dans cette poussière elle avait marqué sans cesse, en des invasions répétées, l’empreinte de son pied. Despotisme de Louis XIV, despotisme de la Révolution, despotisme de Napoléon Ier, l’Allemagne avait tout subi. Puisque maintenant une chance s’offrait à elle de se constituer, de devenir une nation, la France ne pouvait, sans un attentat contre le droit, lui dérober cette chance, et une fois de plus faire avorter son espoir. Or, il y eut en France, contre l’Allemagne en formation, une coalition presque universelle des ignorances, des vanités, des jalousies. L’Empire et les adversaires de l’Empire (ou du moins beaucoup d’entre eux) rivalisèrent d’égoïsme étroit et aveugle. Ce fut le crime d’une nation contre une autre. Dès la première heure du drame la politique du gouvernement impérial fut toute d’hostilité sournoise et cupide, d’ambiguïté, de fourberie. D’abord l’Empereur et ses diplomates croyaient au succès de l’Autriche et ils se proposèrent tout ensemble de seconder et de limiter la victoire autrichienne et d’exploiter à la fois l’Autriche victorieuse et la Prusse vaincue. Le traité secret conclu entre la France et l’Autriche le 10 juin 1866, quelques jours avant la déclaration de guerre et par les soins de l’ambassadeur français à Vienne, M. de Gramont, est tout un enchevêtrement de combinaisons contre le droit. L’article 1er disait : « Si la guerre éclate en Allemagne, le Gouvernement français s’engage vis-à-vis du Gouvernement autrichien à conserver une neutralité absolue et à faire tous ses efforts pour obtenir la même attitude de l’Italie. »

Ainsi l’Empereur allait essayer de lier les mains de l’Italie, pour que la Prusse ne fût pas servie par la diversion italienne et que, destituée d’alliés, elle succombât plus sûrement. Il est vrai que l’Italie, elle, ne sera pas frustrée de son espérance qui est de mettre la main sur la Vénétie. Car, par l’article 2, le traité stipule : « Si le sort des armes favorise l’Autriche en l’Allemagne elle s’engage à céder la Vénétie au Gouvernement français au moment où elle concluera la paix. »

Donc, même si l’Autriche est victorieuse, elle cédera la Vénétie à la France qui, naturellement, la passera à l’Italie. Et sans doute l’Empereur comptait sur cette tentation pour décider à la neutralité le Gouvernement italien ; car pourquoi celui-ci se risquerait-il à la guerre si la paix doit lui procurer avec certitude le bénéfice d’une guerre heureuse ? Au fond, pour l’Italie, c’était un piège.