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lui poussaient Delescluze et Félix Pyat et dont il se plaint si amèrement dans ses Mémoires.

C’est à Tridon que Cluseret, succédant à Eudes au soir du 2 avril, avait dû sa nomination. Tridon avait remontré à la Commission exécutive, qui s’était laissée convaincre, qu’il est à la guerre un côté technique qui ne s’improvise pas et que pour un ministère spécial il faut un spécialiste. Or, Cluseret, croyait-il, possédait les aptitudes de l’emploi. L’intéressé le croyait aussi, et beaucoup plus fortement, étant de ces hommes qui ont d’eux-mêmes, de leurs capacités, de leurs talents, l’opinion la plus avantageuse.

Sa vie jusqu’alors avait été des plus mouvementées. Lieutenant en 1848 au 55e de ligne, il gagnait la croix sur les barricades de juin en combattant contre les ouvriers insurgés. Resté soldat après le coup d’État de décembre, il obtenait, en Crimée, ses galons de capitaine, mais, pour des motifs mal connus, donnait à quelque temps de là sa démission. Son humeur errante l’entraînait peu après aux États-Unis, où il prenait part à la guerre de Sécession, sous le drapeau républicain du Nord. La campagne terminée, il se retirait avec le grade de général de brigade et la qualité de citoyen américain. Revenu en France sur ces entrefaites, il s’affiliait à l’Internationale, se mêlait au mouvement d’opposition à l’Empire et n’échappait aux poursuites des tribunaux qu’en excipant de sa naturalisation américaine. Faute de mieux, la police l’expulsait. La République proclamée le ramenait une fois encore, et on le vit alors, dès septembre, courir de Paris à Lyon, de Lyon à Paris, pour revenir à Lyon et de là se rendre à Marseille, offrant tour à tour et indistinctement au gouvernement régulier et au Midi en ébullition son sabre et son génie, à la seule condition qu’il lui fut consenti le commandement supérieur d’une armée. Ni le Midi bouillonnant, ni la « Défense Nationale » ne se laissaient du reste tenter, et cette dernière trouvait même que le plus expédient était d’expulser le gêneur.

Au 6 Mars, profitant de l’amnistie générale, Cluseret était rentré en France et, après un court séjour à Bordeaux, s’était porté à Paris, toujours quêtant son généralat. Tous ses vœux, le 2 avril, ils devaient se trouver comblés. Cette armée poursuivie sous toutes les latitudes et à travers les deux hémisphères, cette armée dont il avait rêvé de conduire, en stratège hors de pair, les bataillons à la victoire, il la tenait enfin : 200.000 hommes, plusieurs milliers de bouches à feu : le tout retranché derrière des remparts que les Prussiens n’avaient pu forcer que par le plus strict blocus et par la famine. Comment son génie militaire se manifesterait-il ? Quel plan sauveur concevrait-il, appliquerait-il ? Que ferait-il ? C’était l’heure d’être grand général et grand homme.

Ah certes ! les difficultés étaient extrêmes ! Les troupes qui venaient d’échoir à l’ancien fusilleur des insurgés de Juin n’étaient pas des troupes ordinaires. C’étaient des gardes nationaux, des pères de famille très capables d’un bel élan, mais peu faits pour une longue campagne supposant l’encasernement préalable, la vie de camp, la soumission aux exigences d’une discipline rigide.