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De cette métamorphose presque instantanée, il est évidemment le principal et responsable auteur et c’est à juste titre qu’il s’en enorgueillit. Pour cela quels procédés a-t-il mis en œuvre ? Les plus vieux et les plus classiques sans doute, mais aussi les plus infaillibles, ceux qui avaient servi la veille, qui servent aujourd’hui et serviront demain, tant que l’organisation militaire n’aura pas été complètement amendée. Thiers s’explique tout au long sur ce point dans sa déposition à la Commission d’Enquête du 18 mars que nous avons déjà maintes fois citée. La recette qu’il employa est simple et au fond il n’eut que le mérite de tenir fermement la main à son application ; mais cela, il est vrai, suffisait. La recette consistait à isoler les troupes, à les séquestrer, pour développer en elles cette mentalité spéciale, mentalité du soudard professionnel, très aisée à créer dès qu’on a retranché des hommes armés du milieu extérieur et qu’on leur procure avec une alimentation normale quelques menues faveurs sous forme de spiritueux et d’alcools. Dans ce but, nulle précaution ne paraît à Thiers superflue ou puérile. Écoutez-le plutôt : « Aussi fis-je, dit-il, donner l’ordre de serrer l’armée et notamment de l’isoler. Nos principales forces étaient campées à Satory, avec injonction de ne laisser aborder qui que ce fut. L’instruction était donnée de fusiller quiconque tenterait d’approcher. Du côté de Neuilly, je fis prescrire au Mont-Valérien, qui était entre les mains de braves gens, de tirer à outrance dès qu’il se présenterait des masses ennemies. En même temps, je recommandais de la manière la plus formelle de traiter très bien nos soldats. J’augmentais la ration, surtout celle de la viande reconnue insuffisante. J’étais sûr qu’en les nourrissant bien, qu’en les faisant camper, qu’en forçant les officiers à camper avec elles, les troupes se referaient bien vite et arriveraient à avoir une très bonne attitude. À la suite du premier siège, les soldats étaient débraillés, mal vêtus ; leur aspect était fâcheux. J’étais certain que ce désordre passerait bientôt avec le campement, avec une surveillance active et bien soutenue. Mon espérance ne fut pas trompée, car en quelques jours l’armée changea d’aspect et tout le monde en fut frappé ». Ainsi en use le maître avec ses chiens de garde pour les rendre soumis à sa personne, féroces au restant du monde. Il les met à la chaîne tout le jour et emplit leur écuelle. Régime identique pour mêmes fins.

À ces heures critiques, Thiers a donc bien refait l’armée, comme il s’en flatte et la réaction bourgeoise ne lui en aura jamais trop de gratitude.

Toutefois, cette armée, quelqu’un, car il faut être véridique, lui en a procuré les éléments, la substance. Thiers a confectionné le civet ; un autre avait fourni le lapin. Cet autre c’est Bismarck. Le vainqueur de la Commune le reconnaît au reste et presque de bonne grâce. Dans sa déposition, il ne cache pas que le Prussien ne lui marchanda nullement ses bons offices et se porta même au-devant de ses demandes et de ses désirs. « Malgré, dit-il, le traité qui limitait à 40.000 hommes l’armée de Paris, M. de Bismarck consentit à une augmentation, qui fut d’abord de 100.000 hommes, puis de 130.000. Il nous en