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DEVANT L’INCONNU


À l’issue de cette grandiose manifestation, dans la soirée, à 9 heures, les chargés d’affaires du peuple se réunissaient pour la première fois. Une impatience les aiguillonnait de se mettre immédiatement à l’œuvre, qu’ils pressentaient écrasante.

Après avoir erré dans le dédale de l’Hôtel de Ville, des sous-sols jusques aux combles, occupé, encombré par les gardes nationaux en armes, par le Comité central, ses services et ses dépendances, ils finissaient par échouer dans la salle de l’ancienne Commission municipale de l’Empire, dont un serrurier requis forçait les portes, et où, tant bien que mal, ils s’assemblaient dans la poussière et l’obscurité. Nul local, en effet, n’avait été préparé pour les recevoir. Le Comité central, soit qu’il ne s’attendît pas à une entrée en scène si brusque, soit qu’il estimât son rôle terminé, soit encore qu’il nourrit déjà des projets équivoques de reprise, s’était désintéressé pleinement de l’installation de ses successeurs. Lui-même, il semblait s’effacer, se dérober avec l’arrière-pensée de laisser les nouveaux venus seuls en butte aux difficultés, aux responsabilités, à l’inconnu formidable et troublant de la situation.

L’émotion qu’à ces débuts ressentirent les hommes de la Commune, le narrateur la ressent à son tour. À cette heure, les minutes valaient des siècles. Les manœuvres préparatoires pouvaient être, devaient être d’une importance exceptionnelle, décisive, non pas, hélas ! en vue d’une victoire impossible, mais pour l’orientation générale à imprimer au mouvement, le caractère spécifique, original à lui conférer, ce qui en ferait, non pas une quatrième ou cinquième révolution bourgeoise, mais la première en date des révolutions prolétaires.

Cherchons donc à voir clair et à dire au mieux ce qui fut.

Certes, la tâche n’est pas aisée. Le Journal Officiel de la Commune ne reproduit en ces jours que des décrets, une proclamation, le discours de Beslay, président d’âge ; documents ternes et inanimés, qui laissent transparaître à peine les réalités sous-jacentes. Dans les feuilles du temps, rien de plus, sauf un procès-verbal de la première séance du 29 mars, procès-verbal frelaté, publié par Paris-Journal, du fait de l’indiscrétion de Régère, semble-t-il, et le lendemain reproduit par la presse entière. Joignez-y les notes personnelles, fragmentaires de Lefrançais, de Malon, de Beslay, d’Arthur Arnould, de J.-B. Clément, inévitablement frappées au sceau de leurs conceptions et préoccupations particulières dans les récits qu’ils ont écrits de l’insurrection, et il faut tirer la barre.

C’est que la Commune qui, au départ, avait renoncé à la publicité, tint ferme sa gageure pendant toute la première partie de sa carrière. De la publicité, elle n’abusa du reste jamais, même quand elle eût décidé, vers la mi-avril, d’insérer à son Officiel un compte rendu analytique de ses débats. À