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je sais aussi que nous périssons immanquablement si nous ne pouvons en sortir, et je vois devant nous la vieillesse prématurée qui s’avance. Car pour porter haut le drapeau de la civilisation moderne il faut un peuple qui, loin de chanceler à chaque pas, soit, au contraire, appuyé sur des bases inexpugnables. Il faut que les nations qui lui confient ce dépôt se reposent en sa force. Que l’immensité du danger relève donc les esprits au lieu de les abattre… Ô France, pays de tant d’amour et de tant de haine… qu’arriverait-il si ton nom n’était plus une protection et la force un refuge pour tous les faibles ? Ce jour-là il faudrait croire les prophéties de mort qui annoncent la chute des sociétés modernes et la ruine de toute espérance. »

Telle était, sur ce haut esprit, la fascination des souvenirs révolutionnaires et napoléoniens. Quoi ! la France de 1840, avec son Alsace et sa Lorraine, la France qui touchait au Rhin et qui par Strasbourg menaçait le cœur de l’Allemagne encore divisée, cette France n’était qu’une ombre de France ! et elle était incapable de faire sa grande œuvre de démocratie, de liberté politique, de justice sociale et de solidarité humaine tant qu’elle n’aurait pas de nouveau, et par la force de l’épée, conquis toute la rive gauche du Rhin.

Mais ces traités de 1815, qui ont selon Quinet fermé sur la France une porte de sépulcre, Quinet a-t-il donc oublié que l’Allemagne aussi les maudit, qu’ils n’ont été pour elle qu’une déception, qu’ils l’ont laissée trop morcelée encore, trop divisée, trop impuissante, et qu’ils ont consacré au profil de la France nouvelle ces conquêtes de Louis XIV dont le cœur allemand, tenace en ses blessures, saigne encore comme au premier jour. C’est Quinet lui-même qui le rappelait à la France en 1831 : « Chez un peuple qui rumine si longtemps ses souvenirs, on trouve cette blessure (de l’Alsace-Lorraine) au fond de tous les projets et de toutes les rancunes. Longtemps un des griefs du parti populaire, contre les gouvernements du Nord a été de n’avoir point arraché ce territoire à la France en 1815, et, comme il le dit lui-même, de n’avoir pas gardé le renard quand on le tenait dans ses filets. Mais ce que l’on n’avait pas dit en 1815 est devenu plus tard le lieu commun de l’ambition nationale. » Ainsi, ambition contre ambition, prétention contre prétention. Le plus sage était pour la France de ne pas revendiquer de territoires nouveaux, de se vouer à son œuvre intérieure de démocratie, de reprendre par là la Révolution interrompue et d’inviter l’Allemagne à se constituer dans la paix, sans empiétement sur les limites déjà séculaires de la France, sans prétention sur les peuples annexés par Louis XIV, mais dont la grande entreprise révolutionnaire, joyeusement accomplie en commun, avait fait les libres citoyens de la patrie française.

Mais non, plutôt que de laisser à l’Allemagne une partie de la rive gauche du Rhin, Quinet est prêt à déchaîner une guerre formidable ou plutôt une série de guerres sans fin, car si la défaite ne peut être un fondement elle ne peut l’être pour aucun peuple, pas plus pour l’Allemagne que pour la France, et voilà l’Europe condamnée à une ruine éternelle puisque toujours une partie au moins