Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/295

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Le témoignage est significatif. En fait, c’était bien la minute psychologique, celle qui ne se retrouve plus. Quelques hommes, des avisés, des énergiques, de ceux qui avaient tenté autrefois de supprimer l’empire par la force et de jeter par les fenêtres, au temps de la « Défense Nationale », les capitulards de l’Hôtel de Ville, envisagèrent l’urgence de cette marche offensive. Eudes, Duval en donnèrent le conseil très ferme. Duval vint dire au Comité central où l’on épiloguait sur des textes d’affiche : « La plupart des membres du gouvernement sont encore à Paris[1] : la résistance s’organise dans les Ier et IIe arrondissements : les soldats partent pour Versailles. Il faut prendre des mesures rapides, s’emparer des ministres, disperser les bataillons hostiles, empêcher l’ennemi de sortir, » Mais Eudes et Duval, qui ne commandaient pas encore en chef, ne furent pas écoutés ; on ne devait les suivre dans la sortie qu’ils réclamaient que plus tard, trop tard, au 3 avril. Pour le moment, la garde nationale et le Comité central avaient remis le commandement suprême à une façon d’alcoolique, un ex-officier de marine dont l’histoire ne sait guère s’il fut plus fou que traître ou inversement : Charles Lullier. Cet homme, en 48 heures, entasse tout ce qui se peut d’erreurs grossières, de fautes irréparables. Il laisse ouvertes les portes de Paris, permet au flot des soldats de s’écouler jusqu’au dernier. Il délivre les régiments et les officiers que les fédérés ont réussi à couper de leur retraite, comme au Luxembourg, où il se rend en personne pour élargir le colonel Périer du 21e qui, ralliant ses hommes, s’empresse à son tour de gagner Versailles.[2]) Enfin, envoyé sur sa demande comme parlementaire au Mont-Valérien, au lieu d’en déloger le commandant versaillais qui tremblait de peur, entouré de 80 hommes seulement et dont il n’était pas sûr, il traite avec le quidam qui lui promit sur l’honneur d’observer une attitude neutre. Le lendemain, le dit commandant était relevé de ses fonctions par Thiers et un solide régiment de ligne venait occuper le fort. Lullier aboutissait à remettre aux mains de l’ennemi la place qui commande la route de Paris à Versailles et dont la possession assurait par avance, à l’un ou à l’autre des belligérants, une quasi-certitude de succès dans les premiers engagements.

Mais le choix si fâcheux de Lullier n’était en somme qu’un indice, le signe révélateur d’une situation. D’un mouvement essentiellement spontané, réflexe, tel que celui du 18 mars, il ne pouvait sortir, au début du moins, que l’incohérence, l’absence de direction, une dépense plus ou moins vaine de passion et d’ardeur. Ainsi se justifiait l’opinion des hommes qui, après les élections du 8 février, pensaient que la bataille restait à livrer dans Paris et qu’au lieu, par un exode imprudent à Bordeaux, de laisser se dissocier et se fondre le Comité central des vingt arrondissements, il convenait plus que jamais au contraire

  1. Duval se trompait en ce point. Les ministres Dufaure, Le Flô, Pothuau, Simon, Ferry étaient partis dans la nuit du 18 au 19 ; Favre et Picard, le matin du 19, à la première heure.
  2. Lire le récit de cette scène dans les Mémoires d’un communard de Jean Allemagne, qui fut un des principaux auteurs de cette scène.