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de la signature Morny ou Saint-Arnaud. Un seul défaut, c’est qu’elle annonçait un triomphe qui ne vint pas. En place de la victoire, c’est la défaite que les bandits et les fourbes eurent à enregistrer.

À Montmartre, les troupes, 3,000 hommes, conduites par les généraux Susbielle, Lecomte et Palurel, avaient bien pu gravir les pentes, enlever les sentinelles, abattre deux ou trois gardes nationaux surpris et un instant mettre la main sur les pièces. Mais au bruit de la fusillade, les gardes nationaux de la Butte, les habitants s’étaient réveillés. Hommes, femmes, enfants descendaient dans la rue, entraient en contact direct avec la troupe, la pressant, l’enveloppant, la désarmant, la convainquant qu’elle ne pouvait tirer sur le peuple. Et alors ce fait étrange s’était produit : les soldats du 88e de ligne s’étaient retournés contre leurs chefs, les avaient fait prisonniers et, crosse en l’air, avaient fraternisé avec la foule. Fédérés, soldats, hommes et femmes se serraient les mains, s’enlaçaient, s’embrassaient en pleurant : ce fut une minute inoubliable.

Ainsi, victorieux à 3 heures, Lecomte était à 8 heures vaincu et prisonnier. Son chef, Susbielle, qui n’avait su ou voulu lui prêter main-forte en temps utile, dégringolait avec ses propres bataillons les pentes de la Butte et se repliait sur la ligne des boulevards extérieurs. Les canons abandonnés restaient au peuple qui les réinstallait, triomphant, sur les hauteurs.

Au bas de la rue Houdon, les chasseurs à cheval refusaient également de charger la foule. À 9 heures, Vinoy, qui prudemment surveillait les opérations sur le boulevard de Clichy, sonnait la retraite, perdant en route son képi, dit-on. C’était la débâcle.

Les choses se passèrent à peu près de même du côté de Belleville, avec celle différence que le général Faron, plus prudent que Susbielle et Lecomte, n’engagea pas ses troupes à fond et put se retirer sans laisser de transfuges dans les rangs populaires.

Dès 9 heures, Thiers, en permanence à l’État-Major, savait la fatale nouvelle, l’insuccès, l’échec sur toute la ligne. Dès lors, la journée lui parut irrémédiablement compromise. Seulement, en homme de décision prompte qu’il était tout au moins, son parti fut pris incontinent. Ce parti consistait à abandonner Paris de suite, à sortir de l’enceinte, entraînant derrière sa personne généraux, ministres, fonctionnaires. Il le fallait. Il fallait surtout, sans perdre une minute, donner de l’air aux régiments, si on ne voulait s’exposer à les voir fondre comme neige au soleil, se dissoudre dans le milieu agité et brûlant qu’était Paris, rejoindre dans la rébellion le 88e. La laisser dans la fournaise, c’était pousser soi-même l’armée à faire cause commune avec le peuple.

Cette conception d’une retraite, en vue de la préparation d’un retour offensif, était du reste familière au chef de l’Exécutif. Au 24 février 48, il en avait soumis le plan au roi Louis-Philippe qui refusa. Depuis, l’exemple du maréchal Windichgraetz, sortant de Vienne et y rentrant victorieusement quel-