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mieux ne pas affamer Paris pour laisser les factions s’y dévorer, et par peur que cette grande force assiégée ne s’exaspérât à la plus révolutionnaire et la plus audacieuse résistance.

Mais le gouvernement de la Défense nationale manque de confiance, dès le premier jour, et en lui-même et en Paris. Avoir accepté comme chef le général foncièrement réacteur qui n’avait même pas foi en la possibilité de la résistance, c’est une sorte de capitulation politique qui faisait pressentir l’autre. Il considérait le peuple ouvrier comme une foule anarchique et incapable. Ce n’est pas seulement Blanqui qui a dénoncé cette mollesse, cette complaisance rétrograde du gouvernement de la Défense ; Gambetta, lui aussi, a déclaré que la grande faute de ce gouvernement est de n’avoir pas gouverné avec un parti, avec son parti. Que, dans cette décomposition générale, Gambetta ait prolongé la lutte en province, que le peuple de Paris ait continué pendant des mois une résistance héroïque quoique passive et sans élan, c’est chose admirable et qui ne fut pas vaine.

L’envahisseur apprit qu’il n’était pas facile d’avoir raison de la France, même désorganisée, même destituée de la grande force d’impulsion qui résulte ou d’un gouvernement puissant ou d’une révolution unanime et enthousiaste. M. de Bismarck eut des jours d’angoisse, et le souvenir d’un long et difficile combat préserve la France ; ceux qui seraient tentés de menacer son indépendance ou son intégrité savent qu’ils auraient à compter avec une force redoutable si les énergies françaises étaient exaltées par un grand idéal. C’est une garantie pour la paix du monde et pour le développement tranquille du socialisme international. La lutte déchaînée par l’ineptie napoléonienne et par l’intrigue bismarckienne a laissé à l’Europe une blessure profonde : mutilation d’un peuple, défiance générale, militarisme universel. Comment débrouiller ce triste chaos de ressentiments et de violences ? Comment fonder la paix sur le droit, et rendre à tous les peuples la libre disposition d’eux-mêmes sans provoquer de nouveaux conflits ? c’est le secret de l’avenir : c’est la redoutable énigme dont seul le socialisme international a le mot. Ce qui console la conscience dans le triste drame que je raconte, c’est qu’on y sent déjà le frémissement de la force ouvrière qui sera la grande libératrice et la grande pacificatrice. C’est ce qui donne à l’explosion de la Commune son sens durable et sa valeur. En même temps que la révolte du droit national meurtri, elle fut l’affirmation d’un idéal prolétarien en qui toutes les nations se réconcilieront par la justice.

Jean Jaurès