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défaite, aurait-il eu la même sagesse si l’avènement de la République avait précédé le conflit avec la Prusse ?

Sans doute, il n’aurait pu amener le suffrage universel à la République par une évolution régulière qu’on lui garantissant un lendemain de paix ; et la lutte légale contre les partis du passé, l’organisation difficile de la démocratie républicaine auraient absorbé tout son effort. Il aurait dû compter aussi avec la force de l’idéal pacifique qui s’affirmait de plus en plus dans le parti républicain. Mais il tenait évidemment en juillet 1870, à garder ouverts, devant la France et la République, la porte de la guerre comme la porte de la paix. Dans cet esprit, et pour garder le bénéfice de la fierté et de la susceptibilité nationales, il n’a pas serré de près, en ce tragique débat, la diplomatie de l’Empire. Comme il lui reprochait surtout ses défaillances, il ne voulait pas lui reprocher ses imprudences ; d’accord avec M. Thiers pour dénoncer la faiblesse de l’Empire dans le passé, il n’était plus d’accord avec M. Thiers pour lui reprocher sa témérité dans le présent. Non seulement il ne souligne pas le crime capital de M. de Gramont, la nouvelle exigence soudainement produite le 12, quand le fond même de l’incident était réglé, mais il l’approuve formellement d’avoir produit cette exigence. Il accorde que la réponse faite par la Prusse ne suffisait pas et que sur cette réponse « il convenait d’insister pour obtenir satisfaction ». C’est la justification complète de M. de Gramont en ce qu’il a fait de plus téméraire et de plus funeste. Et par la position même qu’il prend sur la dépêche de M. de Bismarck, il fait le jeu du parti de la guerre. Il ne pouvait pas dire : C’est une réplique déplaisante à un procédé déplaisant, puisqu’il approuvait la demande de garanties formulée par M. de Gramont au nom de la France. Il ne pouvait pas dire : C’est un piège tendu par M. de Bismarck ; gardez-vous d’y tomber ; car lui-même irritait de telle sorte la susceptibilité française qu’il n’admettait pas qu’un piège fût tendu à la France sans que l’honneur de celle-ci fût engagé. Il se bornait donc à demander que l’affront fait à la France fût démontré avec évidence. Et il posait au ministre cette question : « Est-il vrai que la communication ait été faite par M. de Bismarck à tous les cabinets étrangers, ou seulement à ceux de l’Allemagne du Sud ? »

La réponse était trop facile à M. de Gramont. Il savait déjà que la communication avait été faite à Londres. En fait elle l’avait été à toutes les capitales. La Commission put affirmer avec sûreté qu’elle avait vu des dépêches en ce sens. Dès lors, que subsistait-il des réserves de Gambetta ? Au demeurant, aucune digue ne pouvait arrêter le sombre flot de folie qui montait : aucune manœuvre ne pouvait le dévier. La guerre commençait : des deux côtés du Rhin les passions soulevées prenaient les armes. Le vaste conflit préparé dès longtemps et rendu presque inévitable par les fautes de la France, machiné depuis quelques mois et voulu par M. de Bismarck, se déchaînait enfin, attestant par la plus déplorable conséquence la double et longue défaite que, depuis 1848, en France et en Allemagne, subissait la démocratie.