Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/243

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Corps législatif et au Sénat, que M. de Bismarck a fait connaître officiellement aux cabinets d’Europe que Sa Majesté le roi de Prusse avait refusé de recevoir de nouveau l’ambassadeur de France et lui avait fait dire par un aide de camp qu’il n’avait aucune communication ultérieure à lui adresser…

« De plus, des pièces chiffrées ont été mises sous nos yeux, et, comme tout vos bureaux l’ont bien compris, le secret de ces communications télégraphiques doit être conservé par votre Commission, qui, en vous rendant compte de ses impressions, a conscience de son devoir vis-à-vis de vous-mêmes, comme vis-à-vis du pays.

« Le sentiment profond produit par l’examen de ces documents est que la France ne pouvait tolérer l’offense faite à la nation, que notre diplomatie a rempli son devoir en circonscrivant ses légitimes prétentions sur un terrain où la Prusse ne pouvait se dérober comme elle en avait l’intention et l’espérance. »

Mais ici, quelle obscurité, quel désordre d’idées ! On dirait qu’il y a deux sortes de documents : les uns, qui établissent la communication faite par M. de Bismarck aux puissances ; et les autres, chiffrés, démontrant que la France aurait reçu une intolérable offense. Or, ce sont les mêmes ! Et puis, s’il n’y avait pas eu offense dans le refus du Roi, en quoi la communication de ce refus, quelque perfide qu’en fût la forme, pouvait-elle constituer une offense ? Et suffisait-il que M. de Bismarck tendit un piège, pour que la France y tombât ? Était-il de l’honneur du pays de démontrer que ses diplomates étaient en effet aussi sots que M. de Bismarck le pensait ? et la nation française ne pouvait-elle s’abstenir sans honte de montrer qu’elle était aussi excitable et étourdie que le chancelier prussien le supposait dans ses calculs ?

C’est Gambetta qui prit la parole en cette séance de nuit. Il ne renouvela pas l’effort direct et lumineux de Thiers. Il donna à la question un tour nouveau, et peut-être était-ce la seule chance de forcer un moment l’attention et d’obtenir, qui sait ? quelques heures de répit et de réflexion. Au reste, la majorité, dont il savait flatter le chauvinisme et les sentiments belliqueux, le supporta mieux qu’elle n’avait supporté Jules Favre, et même M. Thiers, très chauvin aussi, très antiallemand, mais qui heurtait de front l’entraînement de l’heure présente.

La thèse de Gambetta, très audacieuse, mais, pour un avenir prochain, très dangereuse, était celle-ci : La politique de complaisance pratiquée depuis plusieurs années à l’égard de la Prusse a été funeste : c’est parce que la France en a le sentiment que tous les incidents entre la France et la Prusse prennent une acuité extrême. Si la guerre se produit, l’incident Hohenzollern n’en sera que l’occasion : elle sera en fait l’explosion d’une grande passion nationale dès longtemps refoulée et meurtrie, mais qui s’échappe enfin ; elle sera la grande lutte pour la primauté entre deux peuples, entre deux races. Mais cette grande lutte on ne peut l’entreprendre sans avoir mis de son côté toutes les chances ;