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de l’esprit français, déjà surexcité, une telle atmosphère de guerre et de fièvre, que la France prît l’initiative de déclarer la guerre. Lourdement, l’Empire et la France vont tomber dans le piège.

Quand le 14 au matin, les ministres se réunirent en Conseil, ils ignoraient la manœuvre de la dépêche, mais ils savaient par les télégrammes de Benedetti que le Roi refusait catégoriquement les garanties demandées : que faire ? Ces tristes fantômes délibérèrent encore. Ils avaient fait la guerre ou ils l’avaient laissé faire. Maintenant qu’elle se dressait devant eux, ils s’effaraient. Tout un jour ils cherchèrent une issue. Les plus sensés disaient à l’Empereur, silencieux, accablé, qu’il fallait à tout prix éviter la guerre. « Entre le roi de Prusse et vous, lui disait M. Plichon, la partie n’est pas égale, il peut perdre plusieurs batailles ; la défaite, pour vous, c’est la révolution. » Dirai-je qu’il était trop tard ? Non : dans l’infinie complication des choses humaines des revirements sont toujours possibles, comme il y a parfois dans les organismes qui semblent toucher à la mort des réveils surprenants de la vie.

Une combinaison fut préparée qui peut-être sauverait tout, et c’est, ô prodige, M. de Gramont qui semble l’avoir suggérée : l’appel à un Congrès européen, qui interviendrait comme un Congrès arbitral. Il pourrait prendre acte de la renonciation du prince Léopold, s’en féliciter pour le maintien de la paix générale, et en même temps formuler le vœu que tout malentendu disparût entre la France et la Prusse. Qui sait si la Prusse n’eût pas été cruellement embarrassée ? Refuser c’était prendre ouvertement la responsabilité du conflit. Mais si les ministres français entraient dans cette voie, il fallait qu’ils eussent la force d’âme d’aller jusqu’au bout et de dédaigner toutes les tentatives de provocation en disant : C’est désormais une question européenne, et de vaines susceptibilités ne doivent pas rendre impossible le noble arbitrage de l’Europe. M. de Gramont n’était pas capable de cette hauteur et M. Émile Ollivier n’avait aucune consistance.

Quand de Berlin, de Munich, les représentants de la France firent savoir au ministère des Affaires étrangères ce qu’ils avaient appris de la dépêche de M. de Bismarck, M. de Gramont, s’écria : « C’est un soufflet sur la joue de la France, je ne le tolérerai pas un instant. » M. Émile Ollivier ne songea même pas qu’il y avait lieu d’attendre, de s’informer, de voir le sens de la manœuvre. Les ministres décidèrent que la guerre était inévitable ; un frisson d’orage courut sur Paris ; les cris à Berlin ! à Berlin ! se déchaînèrent plus furieux encore, et le 15 les ministres soumirent au Corps législatif, en demandant l’urgence, des projets mobilisant l’armée. C’était la guerre.

Je n’entrerai pas dans le détail des péripéties de cette séance ; car, à dire vrai, il n’y eut pas de péripéties, rien d’imprévu ; pas un instant ceux qui avaient gardé un peu de clairvoyance ne purent former l’espoir de ramener à la raison la masse surexcitée et violente. Les passions chauvines, sincères ou factices, furent si tumultueuses, qu’il fut très difficile à l’opposition de se faire