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un aide de camp, que Sa Majesté avait reçu du Prince confirmation de la nouvelle déjà mandée de Paris, et qu’elle n’avait plus rien à dire à l’ambassadeur ; Sa Majesté laisse à votre Excellence le soin de décider si la nouvelle exigence de Benedetti et le refus qui lui a été opposé doivent être communiqués aux ambassadeurs et aux journaux. »

Au fond, cette dépêche était pleine de colère, et, si elle ne déclarait pas la guerre, elle y poussait. Le Roi avait ressenti profondément l’outrage de la note remise à M. de Werther ; son entourage l’avait ressentie peut-être plus vivement encore : « Il me revient, télégraphiait M. Benedetti le 14, quelques heures avant de quitter Ems, que, depuis hier, on tient dans l’entourage du Roi un langage regrettable ». Plus tard, dans ses souvenirs, M. de Bismarck a exagéré le caractère pacifique de cette dépêche : soit qu’il voulût, par une sorte de fanfaronnade hautaine, assumer sur sa seule tête toute la responsabilité du conflit, soit qu’il cédât à la tentation, lui le grand disgracié amer, de diminuer la part des Hohenzollern dans l’initiative formidable qui avait accompli la grandeur allemande. En réalité, M. de Bismarck, qui connaissait son maître, comprit à demi-mot. S’il osait, il ne serait pas désavoué, ou plutôt il répondrait à un désir secret. Le Roi, qui avait adopté depuis quelques jours une politique pacifique, ne pouvait s’infliger à lui-même un démenti éclatant. Mais il était meurtri par l’insistance française. Il souffrait d’avoir joué, aux yeux de son peuple, le rôle diminué d’un souverain qui est obligé de reconnaitre une faute et d’en atténuer les effets. Tout dans la dépêche est calculé pour effacer cette impression de faiblesse, pour donner une fière attitude au souverain. C’est d’une façon péremptoire qu’il a rejeté la demande de M. Benedetti, et s’il refuse de le recevoir, ce n’est plus, comme dans le rapport Radziwill, parce qu’il n’a plus rien à ajouter sur cette affaire, c’est à cause de la prétention de l’ambassadeur. Ne dirait-on pas déjà une rupture ? Enfin, le rapport Radziwill rappelait la déclaration faite par le Roi le matin, à savoir « qu’il approuvait la renonciation » et il se référait à cette déclaration pour la communication de l’après-midi. Dans la dépêche Abeken, cette référence disparaît. Tout à l’heure, M. de Bismarck, pour communiquer l’incident aux ambassadeurs et aux journaux, simplifiera encore le texte Abeken ; mais déjà ce texte même était une simplification de la réalité, il en accentuait le caractère dans le sens de la guerre ; et si ce procédé, qui consiste à simplifier pour brutaliser, est « un faux », le faux d’Ems a commencé dans le cabinet du Roi, sous la main du Roi lui-même. Aussi bien, lorsque Abeken télégraphie à M. de Bismarck que c’est sur sa proposition à lui et celle du ministre Eulenbourg, que le Roi s’était décidé à refuser toute conversation nouvelle, il suggère à M. de Bismarck qu’il peut tenter davantage. S’ils l’ont, eux, entraîné dans le sens national, que ne peut risquer le chancelier. Il est invité précisément (sous forme discrète) à communiquer les choses « aux ambassadeurs et aux journaux ». Même si M. de Bismarck s’était borné à transmettre les termes de la dépêche Abeken, l’effet déjà eût été grand.