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ainsi ? Depuis que la question est ouverte, M. de Bismarck ne cesse de s’y intéresser, et il n’est pas de ces chimériques et de ces esprits faux qui grossissent les possibilités des choses. Ce n’est pas sur une hypothèse encore fragile qu’il construit tout son système d’action. Mais il n’est pas non plus de ces esprits mous qui ne se représentent les choses qu’en vagues contours ; et il sait que le germe redoutable peut avorter ; mais il sait aussi tout ce qui peut sortir de ce germe obscur. L’affaire espagnole traîne. Le maréchal Prim, en quête d’un roi, essuie refus sur refus. Salazar, en septembre 1869, va de nouveau, par une démarche secrète, au château de la Weinburg, tenter l’ambition du prince Léopold. Prim, découragé, commence à ne plus espérer qu’en cette candidature Hohenzollern. Il tente de se persuader que Napoléon ne protestera pas. Mais il se cache de lui, et il s’engage de plus en plus avec M. de Bismarck. Il donne à Salazar, en février 1870, des lettres pour le ministre prussien, pour le roi de Prusse. La combinaison se noue plus fortement. Et les mémoires du roi de Roumanie nous apprennent que, le 15 mars 1870, se tient à Berlin une conférence dont M. Sybel aurait de la peine à démontrer qu’elle ne fut qu’un conseil de famille. Ce fut un grand conseil politique. Autour du roi, qui préside, prennent place le prince royal, le prince Antoine, son fils Léopold, M. de Bismarck, M. de Moltke, Roon, Schleinitz, Thile, Delbruck. Et tous disent au jeune prince « que c’est un devoir patriotique d’accepter ». Lui seul, redoutant ou le péril, ou plutôt les embarras de cette aventure, se dérobe.

Cependant, ni son père, ni M. de Bismarck ne perdent tout espoir de le décider. Il y a donc là un dessein politique persévéramment suivi. Mais quel peut-il être ? Cette candidature ne peut avoir vraiment pour M. de Bismarck qu’un intérêt : amener la France à déclarer la guerre. Il n’était certainement pas sensible au plaisir vaniteux de voir un Hohenzollern sur le trône d’Espagne. S’il avait encouragé le prince Charles à monter sur celui de Roumanie, ce n’était pas pour ajouter un joyau à la couronne monarchique de ses maîtres, c’était pour avoir dans les affaires compliquées de l’Orient, où il avait besoin de pouvoir servir la Russie et de pouvoir l’inquiéter, un moyen nouveau d’action. Mais à quoi lui servirait un Hohenzollern à Madrid ? En cas de guerre avec la France, cela ne l’assurait point de l’alliance de l’Espagne. Les peuples ne se laissent pas conduire maintenant par des convenances purement dynastiques, et le nouveau roi, pour se faire accepter, aurait dû se faire « Espagnol ». Verser le sang de l’Espagne pour permettre à M. de Bismarck de passer la ligne du Mein lui eût été malaisé. En tout cas, c’était un avantage bien aléatoire. Une seule chose était certaine : c’est que l’Empire français, qui n’avait pas encore dévoré Sadowa, s’opposerait même par la guerre à la candidature Hohenzollern ; il ne se laisserait pas enserrer par un nouvel « Empire de Charles-Quint ».

Mais quoi ! Était-ce donc là pour M. de Bismarck une manœuvre habile ?