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provoquer une pareille manifestation, a cru devoir engager sa parole d’honneur. Suivant lui, M. Ranoès se serait borné à entretenir M. de Bismarck, qui tenait peut-être à profiter du passage de ce diplomate pour se renseigner sur l’état de choses en Espagne en ce qui concerne le choix du futur souverain. Les Cortès, aurait-il dit, éliront le roi Ferdinand, qui déclinera la couronne ; la majorité se partagera ensuite entre le duc de Montpensier et le duc d’Aoste ; mais elle se prononcera vraisemblablement pour le premier de ces deux princes qui acceptera la résolution de l’Assemblée. »

La déclaration de M. de Thile était formelle : mais M. Benedetti ajoutait prudemment : « Sans révoquer en doute la loyauté du sous-secrétaire d’État, je me permettrai d’ajouter qu’il n’est pas toujours initié aux vues personnelles de M. de Bismarck ». D’ailleurs, cette déclaration, d’apparence si explicite, n’avait pas de sens. Car, même si M. de Ranoès, considérant à cette date que la candidature Hohenzollern n’avait aucune chance, n’en avait pas entretenu M. de Bismarck, même si celui-ci n’avait pas fait allusion à la brochure de M. Salazar pour ne pas découvrir des arrière-pensées suspendues à une éventualité tout à fait incertaine, cela ne prouvait pas du tout qu’il se désintéressait de la combinaison Hohenzollern, et M. de Thile s’était borné à nier le fait. Il n’avait pas dit que la Prusse était résolue à s’abstenir de toute démarche qui pût inquiéter la France. La lettre de M. Benedetti ne calma pas les appréhensions de l’Empereur. Il le manda à Paris et il lui dit : La candidature du duc de Montpensier est purement antidynastique (c’était en effet un succès et une force pour la famille d’Orléans) et je puis l’accepter ; la candidature du prince de Hohenzollern est essentiellement antinationale, le pays ne la supportera pas, et il faut la prévenir ». M. Benedetti, dès son retour à Berlin, alla voir M. de Bismarck. Il ne lui transmit pas la formule tranchante de l’Empereur ; mais il lui marqua combien la France était préoccupée. M. de Bismarck, très aimable, très empressé, et, comme s’il cédait à un besoin de confidences, se répandit en propos abondants. Il dit à M. Benedetti que le père du prince Léopold, qui avait dû déjà dépenser beaucoup d’argent pour aider un de ses fils en Roumanie, n’était pas disposé à courir en Espagne une dernière aventure. Au demeurant, le sol de l’Espagne était ébranlé par les révolutions : comment un prince étranger pourra-t-il se flatter de durer ? Le prince Frédéric-Charles, lui, aurait accepté, mais il était protestant ; et c’était un obstacle insurmontable, de plus, s’il était brave soldat, il n’avait pas la connaissance des hommes. Ainsi discourut M. de Bismarck, comme un sage qui juge de haut les choses humaines et qui ne s’attarde pas à des hypothèses sans consistance, mais il éluda toujours la question précise, la seule importante, celle d’où dépendront un jour la paix ou la guerre. Au cas où les Espagnols offriraient la couronne au prince Léopold et où celui-ci serait disposé à accepter, le roi de Prusse donnerait-il son assentiment ? M. Benedetti ne fut pas dupe de la manœuvre ; et il écrivit à Paris : « Sans me dissimuler qu’il avait eu l’occasion