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rapprocherait alors de la Russie et l’Autriche perdrait tout en Orient comme elle avait tout perdu en Allemagne.

Déjà d’ailleurs, je veux dire dès le mois de mars 1869, s’ébauchait entre l’Italie, l’Autriche et la France des pourparlers en vue d’une triple alliance. Si secrets qu’ils fussent, M. de Bismarck devait bien en percevoir ou en deviner quelque chose. Il affectait une grande sécurité et disait à M. de Hohenlohe, en juin 1869 : « L’alliance de la France et de l’Italie n’aurait pour la première aucune valeur ; les Italiens ne marcheraient pas, même si Victor-Emmanuel, qu’on peut mener à tout avec de l’argent et des femmes, voulait conclure un traité avec la France ». Au contraire, il proclamait sa confiance en la Russie. Mais les événements se développaient. L’opposition catholique et démocratique, à tendances particularistes, devenait si forte en Bavière, qu’en février, M. de Hohenlohe était acculé ou à se débarrasser par une sorte de coup d’État d’une Chambre hostile, que le suffrage universel investirait de nouveau si on se contentait de la dissoudre, ou à se démettre. Il se démit malgré les conseils de M. de Bismarck qui l’encourageait à rester avec l’appui du roi de Bavière. En même temps, le projet de triple alliance entre l’Italie, l’Autriche et la France semblait sur le point de prendre corps. Si M. de Bismarck prenait l’offensive, il ne ferait qu’aggraver sur sa tête toutes les difficultés. Ah ! quelle bonne chose pour lui, quelle fortune inespérée si la France se décidait à attaquer ! Du coup, toute l’Allemagne prenait parti pour la Prusse, et la Russie, dont M. de Bismarck avait décidément conquis les bonnes grâces, paralysait l’Autriche en la menaçant d’intervenir si elle-même intervenait. L’Italie, disputée entre l’alliance de 1859 et celle de 1866, hésiterait sans doute et resterait neutre, et les destins s’accompliraient. L’unité allemande serait rétablie sous la discipline des Hohenzollern. Oui, s’il avait eu foi dans la Révolution, si elle avait été pour lui autre chose qu’un expédient, s’il avait consenti à faire au libéralisme allemand, à la démocratie allemande une grande place dans la Constitution et dans la vie publique de la Confédération du Nord, s’il avait par là tendu une amorce de liberté aux libéraux, aux démocrates de l’Allemagne du Sud, s’il avait eu confiance dans l’évolution libérale et démocratique de la France, et dans l’avènement de cette démocratie française qui s’affranchissait peu à peu de ses préjugés chauvins, il aurait pu attendre du temps et de la paix la solution du problème allemand. Mais le Yunker subsistait en lui, et il avait le mépris et la haine de la Révolution au moment même où il se servait d’elle. Il était donc réduit à espérer et à susciter des événements troubles, d’où un semblant de guerre nationale pourrait sortir.

A-t-il vu d’emblée dans la crise espagnole l’occasion attendue ? En septembre 1868, le gouvernement absolutiste, clérical et corrompu d’Isabelle avait été renversé par un mouvement révolutionnaire. Un gouvernement provisoire avait été constitué. Les Cortès élues en février se composaient pour une part, de démocrates républicains, mais, en majorité, de monarchistes. Il fallait donc,