Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/115

Cette page a été validée par deux contributeurs.

par le Tugendbund, par la Société de la Vertu ; De grâce, pour vous, mille fois plus encore que pour nous, épargnez au Nord cet avenir ! »

Je ne sais si l’avenir a réalisé l’inquiet pressentiment de Quinet. Si les institutions de l’Allemagne ne sont que mensonge, ce n’est pas au sens que prévoyait et redoutait Quinet. Il était hanté à ce moment par la manœuvre du 19 janvier, par l’essai d’« Empire libéral » par où le césarisme essayait de se renouveler. Et ce qui l’exaspérait comme la pire des hontes et le pire des dangers, c’était la ruse du despotisme se masquant une fois de plus de liberté. Demain, par un nouvel appel au peuple, par un nouveau plébiscite, le maître faussera encore la souveraineté nationale. En Allemagne, la monarchie impériale n’a pas eu cette hypocrisie. Elle n’a pas invoqué le principe de la souveraineté du peuple pour domestiquer le peuple. Elle a hautement proclamé son droit historique, antérieur et supérieur.

Mais ce qui fausse la vie allemande, ce qui fait qu’elle est aussi à sa façon duperie et mensonge, c’est qu’on ne sait jamais si la part de pouvoir et de contrôle octroyée de haut à la nation est un expédient passager destiné à mieux assurer la domination éternelle des Hohenzollern, ou le principe et le germe d’un développement démocratique plus vaste. C’est un lourd amalgame de monarchie, de féodalisme, de démocratie subordonnée et de parlementarisme à demi illusoire : une sorte de chaos figé dont aucun frisson de liberté n’ébranle la confuse et pesante hiérarchie. Par là la force de l’unité allemande, qui pouvait beaucoup pour le progrès du monde, reste comme une menace ambiguë. Et, en ce sens, Quinet avait raison de s’inquiéter. Mais cette inquiétude même et ce souci marquent qu’il avait pris son parti de la définitive unité allemande, puisqu’il essayait d’avance d’en déchiffrer le sens. Devant la grandiose et redoutable formation de l’Allemagne, il met la France en garde tout à la fois contre la bouderie haineuse et jalouse et contre la naïve confiance.

L’Allemagne n’a pas oublié que pendant des siècles, le Français fut l’ennemi, l’envahisseur, le démembreur. Le ressentiment durera longtemps encore. Ceux qui, pour atténuer les conséquences de Sadowa, et pour donner le change à l’opinion troublée, déclarent que l’Allemagne sera une barrière contre l’ambition russe et une protection pour la France, ceux-là se moquent. « Ne jouons pas, je vous prie, avec nous-mêmes. Non, l’Allemagne ne se constitue pas pour nous. Non, elle ne se tourne pas contre les Russes. Et pourquoi ? Pour une raison très simple. Quand un homme a reçu une blessure profonde sur une partie du corps, il croit naturellement que c’est de ce côté qu’il va être assailli de nouveau. On ne voit le péril que du côté où on l’a déjà éprouvé une fois. Au contraire, on ne le redoute pas là où il ne s’est jamais fait sentir. Or, la Russie étant l’alliée de l’Allemagne depuis plus d’un siècle, ayant mêlé son sang au sang allemand dans les grandes guerres dont le souvenir dominait tout, le Russe, ainsi, ne paraît pas un danger aux yeux des Allemands. Où voient-ils donc le côté menaçant pour eux ? Ne vous y trompez pas, ils le voient