de même que les plans de liberté, formés par les sages de la Révolution française, ont échoué en France ; des deux côtés, même démenti donné aux espérances et aux prévisions des meilleurs. Est-ce donc que l’avenir doit infailliblement renier ceux dont le passé s’honore le plus ? Non, sans doute. Mais le monde, qui n’a pu atteindre le but par la voie directe, y revient par des détours frauduleux dont la raison se scandalise. Kant et Mirabeau ne tenaient pas assez compte de ce qui reste chez nous du vieil homme servile. »
« L’Allemagne n’a pu atteindre à la patrie allemande en passant par la justice et par la liberté. Elle y arrive par le chemin de l’injustice et de l’arbitraire. Par là elle montre à son tour combien notre Europe est encore barbare. »
Mais serait-il juste que la Prusse fût seule châtiée pour cette universelle barbarie européenne ? L’œuvre bismarckienne, c’est le détour frauduleux, mais par où est passé jusqu’ici tout le progrès humain. Il ne faut point briser la patrie nouvelle avec sa brutale enveloppe. La question est de savoir si la patrie allemande saura se dégager de cette gangue de violence et de servilité ; mais surtout que la nouvelle patrie fasse œuvre nette. Ce que Quinet redoute pour elle, ce n’est pas, malgré ses victoires, une ivresse napoléonienne de gloire militaire ; ce n’est pas non plus la servitude entière, la prostration d’esprit des pays que le despotisme catholique accable et endort. Mais c’est une sophistication des libertés, un mensonge analogue en son fond au mensonge du césarisme français.
« Considération bien grave que je soumets aux Allemands. Jusqu’à cette heure le despotisme prussien a été violent, inique : mais il n’a pas pris la peine d’être faux. Il s’est servi d’armes ouvertes : l’audace, la témérité, le défi ; il ne les a pas empoisonnées par le mensonge ; or, c’est le mensonge seul qui corrompt l’avenir. Jusqu’ici le principe du droit, celui de la vie morale peut donc être restauré et sauvé.
« Mais prenez garde à ceci : le moment décisif n’est pas encore venu. C’est celui où le despotisme aurait besoin de se déguiser, de changer de nom, de langage, de prendre le masque de la liberté et de la démocratie. À ce moment tout menace de se fausser, de se dénaturer.
« Que feront alors les Allemands ? Ce sera l’heure des embûches. Veulent-ils y tomber ? Quand le despotisme se masquera de démocratie, la démocratie, toujours complaisante, épousera-t-elle le despotisme pour se donner un soutien ?
« Si jamais pareilles épousailles se font, dites pour toujours adieu à ce que vous avez connu de la vie allemande : probité de l’intelligence, pénétration, grandeur de l’esprit, génie, gloire. Tout disparaîtra, tout se noiera dans la confusion du bien et du mal, du juste et de l’injuste, du vrai et du faux. Qui peut se figurer un byzantinisme allemand ? Le mélange des vices du Nord et des vices du Midi, c’est trop à la fois. Machiavel réfuté par Frédéric et réalisé