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qu’en beaucoup de choses, il ira contre le but de ses auteurs. Ils ont cru servir les intérêts d’une aristocratie féodale ; ne soyez point surpris s’il arrive le contraire. Aucune nationalité ne s’est développée sans que l’industrie n’ait grandi avec elle, et l’industrie en croissant a pour premier effet de limiter et d’abaisser l’aristocratie. L’Allemagne n’échappera pas à cette règle qui est jusqu’ici sans exception. Les parties éparses du grand tout teutonique se rapprochent et se fondent, la richesse générale augmentera, la puissance héréditaire des grandes familles en sera diminuée. Le parti féodal se sera blessé par ses armes ». C’est la ferme et nette prévision du prodigieux développement économique et industriel de l’Allemagne unifiée, et des changements politiques et sociaux, lents peut-être, mais certains, qui en résulteront.

Et puis, il est permis de penser que le despotisme prussien ne parviendra pas « à extirper de la race allemande les besoins de l’esprit ». Elle restera donc l’Allemagne pensante. Certes, la pensée allemande a subi une sérieuse défaite, puisque ce n’est pas elle qui, par sa vertu propre et par les moyens qu’elle suggérait, a unifié l’Allemagne. Mais dans cette défaite elle reste une grande force glorieuse. L’orgueil de la race germanique, c’est qu’elle prétend représenter toute une civilisation, un ensemble de doctrines et de méthodes, une science, une philosophie. Abdiquer sa pensée serait pour elle abdiquer sa victoire, ce serait aussi renier la Réforme, qui est sa force. Cet Empire est protestant, c’est assez dire qu’il ne peut recommencer le passé sous la forme de l’arbitraire des États catholiques. Par exemple il ne peut graviter autour de la papauté et la refaire de ses mains. Combien de libertés ne sera-t-il pas obligé de laisser vivre : liberté de conscience, liberté de penser, c’est-à-dire toutes celles dont s’honore le plus l’homme moderne. Le droit divin ne sera qu’une prétention chez les protestants. Il ne peut y être un principe. Voilà les raisons dont se bercent les libéraux, les démocrates allemands. Cela explique pourquoi ils acceptent si aisément leur défaite. »

Et qui peut prévoir ce que produira, dans une Allemagne industrialisée et moins aristocratique, la force persistante de la pensée ? Quinet n’a pas prévu explicitement, et sans doute il n’eût point souhaité la fortune de l’idée socialiste. Il semble ignorer jusqu’au nom de Lassalle et de Marx. Mais il a bien vu que sur l’Allemagne prussienne, militaire et féodale, des formes nouvelles surgiraient par où se continuerait la victoire de l’esprit.

Est-ce à dire qu’il glorifie ou seulement qu’il amnistie la violence de la Prusse ? Non, mais il ne peut lui appliquer des règles de jugement plus sévère qu’au reste du monde. On dirait même que cet esprit hautain, qui d’habitude ne veut pas faire crédit à la nature, se résigne à voir une espérance de justice et de progrès réussir par des moyens de force. « L’Allemagne se donne dès les premiers pas un grand démenti. Kant lui avait appris à chercher la liberté et la prospérité dans une fédération d’États sur laquelle il revenait sans cesse. Cette vue du penseur allemand est renversée par ce qui vient d’arriver en Allemagne ;